Comment citer ce document ?
André Rouault, 2012. Chroniques landivisiennes. Rastell Toull page C125
Introduction par
Jacques-Deric Rouault
|
Le
texte des Chroniques landivisiennes
a été écrit par mon grand
père, André Rouault. C'est un récit
autobiographique qui retrace son enfance à Landivisiau, dans le
nord Finistère (Bretagne, France). Ce texte relate un drame
familial qui s'est déroulé dans
les années 1870-1890, et mon grand-père a
entièrement épousé le point de vue de sa
grand-mère, qui l'avait élévé jusqu'à l'age de 7 ans. D'ailleurs
comment aurait-il pu faire autrement ? Ce
récit est donc volontairement partial, et il ne m'appartient pas
de faire la part des choses et de vouloir juger qui avait raison et qui
avait tort. D'ailleurs, cela peut-il avoir un sens deux siècles
après ? Il reste le témoignage d'une autre
époque, et c'est cela qui me parait le plus important.
Ce texte reprend et développe une partie de la page
web que le lui avais consacrée en 2006 sur mon site perso.
Le récit se compose de
16
différents chapitres, 11 d'entre eux se rattachent à la relation du
drame familial qui s'est produit entre la grand-mère de mon grand-père
et son beau-frère,
le grand-oncle de mon grand-père, 5 autres se rattachent à d'autres
souvenirs d'enfance. Dans une
présentation antérieure, j'avais regroupé tous ces chapitres.
Aujourd'hui, il me parait plus opportun de les présenter sous la forme
de deux ensembles :
D1 à D11 : Un drame familial à Landivisiau
S1 à S5 : Souvenirs de Landivisiau
Ce récit est suivi de notes.
Suit ensuite une présentation du manuscrit. Ce texte m'est parvenu
sous une forme relativement
fragmentaire, et
j'ai
établi la version définitive en structurant les 16
chapitres qui le composent, en leur attribuant les titres
manquants, en les ordonnant suivant une chronologie relative et en
recherchant les illustrations dans les archives familiales.
Mon grand-père avait jugé bon de modifier
les noms et
prénoms des protagonistes de ce drame, et je me suis pas senti
le droit de rétablir les noms authentiques
dans le texte original. Aujourd'hui, tous sont
décédés depuis longtemps, aussi ai-je pris la
responsabilité de faire figurer dans un document
annexe la clé établissant la
correspondance entre les noms du texte et les noms réels.
La
rancoeur de la grand-mère de mon grand-père était
uniquement dirigée à l'encontre de son beau-frère,
et elle ne nourrissait aucune animosité particulière
envers son épouse ou ses trois fils. J'espère que le
récit est clair à ce sujet et que mes lointains cousins
ne me tiendront pas rancune de mettre sur la place publique ce
récit qui accuse leur ancêtre. Entre temps, ce texte a été trouvé par
un de mes lointains cousins, Jean-René Tréanton, descendant du
beau-frère incriminé dans ce récit. Il m'a fait un commentaire que je suis heureux de faire
figurer à la fin de cette page web.
Présentation par
Jacques-Deric Rouault
|
Le texte des Chroniques
landivisiennes m'a
été transmis de son vivant par mon
grand-père André Rouault,
quelques années avant sa
mort, accompagné du commentaire : Fais
en ce que tu en jugeras bon !
Mon grand père n'avait pas publié ce
texte de
son vivant. Parce qu'il le considérait comme inachevé ?
Parce ce texte n'était pas convenablement dactylographié
? Parce qu'il ne connaissait pas à l'époque
d'éditeur breton capable de mener ce projet à terme ?
De quel droit alors rendrais-je ce texte public
après son
décès ? Plutôt que d'invoquer les classiques alibis
sentimentaux ou faussement altruistes, je considère que c'est la
meilleure façon de le pérenniser. Tous les jours se
consument de
nouvelles bibliothèques d'Alexandrie. Mon grand-père a
jugé bon d'écrire ce texte et de me le transmettre ;
à
moi, son héritier et dépositaire, la
responsabilité de le perpétuer.
Et puis, entretemps, le vent
a tourné : depuis le Cheval
d'orgueil de Pierre Jackez Hélias, Les Mémoires d'un paysan Bas-Breton
de Jean-Marie Déguignet, les Patates
au lard de Jeannette Le Bohec, Les
extraordinaires aventures du citoyen Conan ...,
(désolé pour les autres récits que je n'ai pas lu
ou qui ont moins marqué ma mémoire imparfaite), les
récits autobiographiques bretons connaissent un regain
d'intérêt touchant à la fois à la recherche
des racines, à la science ethnologique, pour ne pas dire
à la Bretonnitude
(merci Léopold Sédard).
J'ai délibérément choisi de
publier directement
les Chroniques landivisiennes
sur Internet. Si l'accès en est libre et gratuit, ce texte
bénéficie cependant de la protection légale du
Copyright et du Dépot Légal.
Pourquoi n'avoir pas fait appel à
l'édition traditionnelle ? Parce que cela m'évite toute
source de
conflit avec mon potentiel éditeur, dont les
intérêts
auraient contradictoires avec les miens (moi aussi, j'ai mon
caractère ...). J'ai l'expérience de livres dont la
demande devenue trop faible passe au pilon et ne sont plus
reédités, et deviennent alors perdus pour tout le monde
(pour les lecteurs potentiels et pour l'auteur qui n'en a plus la
libre
disposition). Certes je me prive des quelques deniers que
m'auraient rapportés une édition payante sur papier ... ,
et cela prive également en conséquence le fisc de recettes
supplémentaires que
j'aurais eu à verser ...
En plus de la maitrise totale de la forme,
l'édition directe sur
Internet permet d'y faire figurer des documents graphiques anciens et
des photographies en couleurs récentes,
ce qui aurait
été totalement impensable avec les petits tirages de
l'édition traditionnelle. L'édition directe sur Internet
a une souplesse extraordinaire qui permet très
simplement de faire des corrections et
additions, chose qu'avec l'édition classique on ne peut faire
qu'à l'occasion des nouvelles éditions (et encore ...
!). Internet permet aussi d'entrer
directement en relation avec les lecteurs, dans un rayon d'action qui
s'étend bien au dela des frontières de la Bretagne ...
Les
chroniques landivisiennes, par André Rouault
|
D1 Ma petite ville et ma bonne
Grand'mère
Quand
reverrai-je, hélas ! de mon petit village
Fumer
la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je
le clos de ma pauvre maison
Qui
m'est une province et beaucoup davantage ?
Joachim
du Bellay
La petite ville qui a vu mes yeux s'ouvrir à
la vie, et dont le
nom, quand je le murmure, m'est doux à l'oreille comme un
gazouillis d'oiseau n'a guère retenu l'attention des
géographes. Il me plaît qu'il en soit ainsi. L'affection
est comme un gâteau : moins il y a de parts et plus elles sont
grandes.
Dans les pays où j'ai voyagé, il m'est
arrivé
d'évoquer cette petite ville si chère à mon coeur.
Mes interlocuteurs se sont montrés surpris qu'une
localité portât un tel nom. Sans doute pensaient-ils que
par déformation orgueilleuse je parais du nom de ville quelque
bourgade, un lieu-dit perdu dans la campagne bretonne, loin des routes,
du rail, du progrès, loin de la vie.
Un sourire naissait aux lèvres de ceux qui
m'écoutaient.
Un sourire qu'accompagnait souvent une question agaçante :
- Ça s'écrit comment ?
Je répliquais dans mon for intérieur :
- Dites toujours. Vous ne m'empêcherez pas de croire qu'il s'agit
de la plus délicieuse petite ville du monde, celle où la
vie est la plus douce, clémente, harmonieuse, où les
heures sonnent clair dans un air léger, sous un ciel exaltant
que les peintres et les poètes n'ont pas encore galvaudé.
Une petite ville, oui, qui a ses rues pavées,
son champ de
foire, ses halles monumentales, son église (belle parmi tant de
belles églises), sa mairie et, qu'il vous plaise ou non, deux
gares : la grande et la petite. Une ville qui a même sa
gendarmerie puisque dans la hiérarchie des communes elle se
hisse à l'échelon des chefs-lieux de canton.
Un jour qu'en Auvergne je m'entretenais avec un
paysan malicieux de ses
possibilités de culture et d'élevage, l'homme
m'interrogea :
- De quel pays êtes vous donc ?
A l'énoncé du nom de ma petite ville il marqua une vive
surprise :
- C'est-y que vous seriez Breton ?
Mon origine déroutait visiblement son entendement d'Auvergnat.
- C'est-y que vous seriez Breton ?
Il n'eut pas manifesté plus
d'étonnement si je lui avais
appris que j'avais vu le jour à Tamatave ou à Mexico. Je
n'ai jamais compris le sens de sa surprise. Marquait-elle de
l'admiration pour la Bretagne ou de la compassion pour le Breton qui se
révélait à lui ?
Eh oui, je suis Breton. Et fier de l'être.
Fier d'être
Breton comme de porter les stigmates de ma race. Fier d'être
fier.
Sans doute est-ce une fierté à la portée de tous
les hommes de quelque pays qu'ils se réclament. Cependant, tous
n'ont pas eu le privilège de naître dans ce bon vieux
logis à la porte un peu basse où se lit, sur le linteau,
une date burinée dans le granit : 1725.
Cette maison (ma maison) ferait l'angle de la rue
des Halles et de la
rue Kervanous si une décision d'alignement due au cerveau d'un
urbaniste sacrilège n'avait pas accordé ce
privilège à un immeuble prétentieux qui
écrase de ses deux étages l'humble demeure de mes
aïeux.
Mon enfance s'est déroulée dans cette
vieille maison de
ma petite ville.
Au cours de ma vie, j'ai souvent
déplacé ma tente. J'ai
vécu aux champs puis connu les ruelles des quartiers
misérables. Pendant vingt ans, Paris m'a compté au nombre
de ses habitants, Paris où s'affrontent l'opulence et la
misère, les plaisirs et la faim. Paris la capitale qui consacre
les talents ou ruine les ambitions. Mais, lorsque lassé de la
lutte, épuisé par le rythme trop rapide d'une vie ardente
j'ai désiré retrouver la force et la
sérénité, redevenir moi-même, c'est vers ma
petite ville que je revenais.
Un voyage par la pensée suffisait même
parfois à me
rendre l'équilibre compromis, à m'insuffler le courage de
poursuivre une route semée de déceptions.
Franchissant le seuil dressé en 1725 par un
de mes
ancêtres, bourgeois cossu de l'époque, je m'en allais,
accompagné d'ombres bienveillantes, rôder dans les
pièces immenses où revivaient pour moi des scènes
familiales. Je partais seul pour une symbolique promenade dans ces rues
aux noms sans prétention du début du siècle : rue
Neuve, rue du Mur, rue de la Trinité... Elles portent
aujourd'hui et je le déplore les noms de soit-disant grands
hommes. Ne faut-il pas voir là une aberration de notre
époque, un travers fâcheux qui consiste à renier
systématiquement le passé pour exalter un présent
que l'on reniera demain ?
Mon esprit a toujours été hanté
par
l'évocation des générations qui nous ont
précédé. D'où venaient les êtres qui
furent à l'origine de ma petite ville, il y a six, sept
siècles, peut-être plus ? Quelles raisons les
déterminèrent à choisir ces lieux ? Nul ne parait
l'avoir jamais su. En vain, pour apaiser ma curiosité ai-je
interrogé les historiens et consulté les légendes
des temps révolus. Ils ne m'ont pas appris ce que j'eusse
souhaité de connaître.
Ma petite ville, en vérité, n'est
qu'une poussière
dans le monde et c'est folie, je le concède, que de chercher
à savoir les conjonctures de sa création. Il faudrait
l'esprit démoniaque d'un théosophe pour croire à
la possibilité de retrouver la roche d'où s'est
détaché le galet que la mer a poli.
Qu'importe en fin de compte ce que fut mon pays au
temps de la
Genèse. Qu'importent les transformations qu'il a subi au cours
des siècles. Ce qui compte à mes yeux, c'est le souvenir
de la ville de mon enfance, l'évocation de l'époque que
je savourais inconsciemment quand je grandissais auprès de
parents et d'amis pour la plupart disparu mais dont, à
l'occasion de visites trop espacées à mon gré, je
retrouve les noms gravés dans la pierre des tombeaux.
Qu'il m'advienne d'arriver par la route ou le chemin
de fer, une
angoisse m'étreint dès que les paysages deviennent
familiers, dès que je retrouve mes routes, mes champs, mon
clocher. Tout mon être se laisse gagner par un vertige comparable
à celui que l'on éprouve dans l'attente d'un verdict, du
résultat d'un examen, d'une femme que l'on désire.
Les auteurs qui ont le goût de l'analyse, le
don de la
description, le sens de l'observation se plaisent à
célébrer les multiples aspects de la Bretagne, au nord,
au sud, au pays de Rennes ou de Léon, dans ses costumes, dans sa
langue en Cornouailles, en Vannetais, en Trégor, dans sa
grandiose côte de mer et son arc'hoat frémissant de
mystère. Il est vrai que pour ma part me mènerait-on les
yeux bandés en quelque lieu du "Bro goz" que je saurais
reconnaître sans hésitation tel paysage qui me serait
désigné.
Les champs ne sont que des parcelles de terre
morcelées, bien
sûr. Le ciel est bleu ou gris comme ailleurs, selon la saison et
l'heure du jour, mais il existe des nuances, des indices, des riens,
une mobilité de la nature, un frémissement de l'air qui
ne me trompent jamais, tant il est vrai que s'ils apparaissent à
mes yeux ils parlent surtout à mon âme avec cette
lancinante insistance que donne la prescience atavique.
Les prairies, avec leur toison verte et drue,
piquetée de gemmes
multicolores, leurs serpents ondulants de roseaux et de
reines-des-prés, leurs saignées d'irrigation où
frétille une eau couleur de ciel déclenchent le
réflexe qui me pousse instinctivement à murmurer :
"J'approche".
Ces prairies sont uniques. Je n'en ai pas vues dans
mes voyages qui
leur soient comparables. Je connais celles du Jura, de Normandie, de
Suisse, des Ardennes. Elles ont quelque chose en plus ou en moins que
je ne saurais définir.
Si les prairies ne suffisaient pas à
m'annoncer la terre natale,
il y aurait ces landes où galopent des chevaux d'une race
incomparable, d'une stature universellement réputée et
que convoitent les amateurs des plus lointaines nations; il y aurait
les taillis avec les flammes vertes des genêts que le printemps
recouvre d'or en fusion; il y aurait les chemins ravinés
bordés de talus chevelus; il y aurait l'apparition soudaine
d'une coiffe blanche ou d'un large chapeau à boucle d'argent et
à ruban de velours noir.
Mon émotion ne provient pas seulement de ces
quelques images
stéréotypées, car des images ne suffisent pas
à susciter l'émotion. Il faut y ajouter de la
sensibilité, de la vie, l'effet puéril de
réminiscences poétiques. J'excelle si bien dans cet
accommodement sentimental que mon émotion devient physique comme
le froid, la chaleur, la peur au ventre.
En vain ai-je tenté de me défendre
contre cet amollissant
mais délicieux malaise. J'ai voulu échapper à
l'envoûtement et je ne suis parvenu qu'à l'aggraver. Plus
je m'efforçais de regarder sans voir, plus je détournais
mon regard des images merveilleuses et plus les souvenirs
s'enfièvraient en mon cerveau pour gagner la première
place comme le font les brebis, le soir, au retour vers la ferme.
J'effaçais un mirage, d'autres apparaissaient. Baissais-je les
paupières pour me réfugier dans la nuit qu'il faisait
plus jour en moi qu'en pleine lumière. Une force
irrésistible entraînait mon esprit dans la ronde
frénétique des images pour l'abandonner enfin,
épuisé mais ravi, devant la demeure où quatre
chiffres dansaient au dessus de la porte et où une vieille femme
en coiffe de dentelle, les bandeaux blancs tirés sur les
oreilles, me tendait les bras dans un geste de sainte et d'amour.
Ma bonne grand'mère avait soixante quinze ans
quand elle a
quitté ce monde et je l'ai connue pendant une longue
période de sa vie, du temps que ses cheveux blanchissaient et
que ses rides se creusaient. Je l'ai connue encore femme alerte,
maîtresse de sa pensée comme de ses actes, vive,
spirituelle, mais toujours d'un comportement plein
d'austérité. Sa foi était forte, pure, aimable.
Elle croyait en Dieu par dessus toute chose.
Inquiet, puis désespéré, j'ai
observé son
fléchissement progressif, l'amenuisement de ses facultés,
son dessèchement, mais je ne conserve de sa personne qu'une
vision, sorte de synthèse, image imprécise et diaphane,
floue comme celle d'une mouette dans la brume de haute mer.
Ce n'est qu'au jour de ses obsèques, quand
j'ai voulu faire
revivre son visage disparu, que je me suis demandé si elle
était belle. Elle l'était assurément. Ceux qui
avaient partagé sa jeunesse et qui lui survécurent me
louèrent souvent sa grâce, la noblesse de son regard, la
délicatesse de ses traits, sa prestance de femme racée.
Quand Napoléon III, (elle disait l'Empereur,
comme si l'histoire
n'en eut compté qu'un : le sien) et l'impératrice
Eugénie visitèrent la Bretagne, aux environs de 1860,
chaque paroisse déléguait sa fille la plus jolie pour
leur faire cortège. Ma grand'mère eut le privilège
de figurer dans la cohorte flatteuse. Elle, si modeste, si
détachée des formes mêmes subtiles de la
vanité, en tirait encore dans sa vieillesse une aimable
coquetterie, tout en spécifiant, craignant de pécher par
orgueil, qu'elle ne rapportait l'événement
mémorable qu'afin de fixer un point d'histoire familiale et
l'origine d'un merveilleux châle persan aux arabesques oranges et
noires, don gracieux de l'empereur en personne.
Ce châle qu'elle ne portait qu'en de rares et
solennelles
occasions, était, avec un secrétaire empire, deux
témoins de sa vie auxquels ma grand'mère portait un grand
soin. Elle a voulu expressément qu'ils revinssent après
sa mort à son petit-fils préféré dont le
nom fut le dernier qu'elle prononça.
Nul dans la famille ne protesta contre la
décision de
l'aïeule. Le secrétaire en merisier, jugé encombrant
et démodé, ne souleva guère de convoitise parmi
les héritiers mais il n'en allait pas de même pour le
châle persan à l'impériale légende et dont
la finesse de laine, la somptuosité de chauds coloris
disposés en dessin compliqué en faisait une
véritable pièce de collection fort enviable.
Ailleurs qu'en Bretagne ce legs
préférentiel eut
suscité des rancoeurs. Mais chez nous, par bonheur, les
volontés dernières sont aussi sacrées que les
préceptes de la religion.
Il arrive parfois, le soir, lorsque j'écris
sous la lampe dans
le silence du logis endormi, que ma bonne et majestueuse
grand'mère apparaisse devant moi, portant sa fine coiffe de
tulle sur des bandeaux lisses et son visage d'ivoire.
L'éblouissant châle persan enveloppe son buste et tombe en
pointe jusque sur ses talons. Lentement, en me jetant un regard
complice, elle se dirige vers le secrétaire en merisier, l'ouvre
et s'assied devant l'écritoire. Elle fait glisser sans bruit les
tiroirs, en sort des photographies jaunies et les contemple une
à une comme elle le faisait lorsque j'étais enfant et
après m'avoir maternellement bordé dans le lit aux grands
rideaux blancs, placé face au sien, dans la chambre haute de la
vieille maison.
D2 Le colporteur est ses deux
fils
Lorsque l'obscur destin passe,
sachons nous taire.
Pourquoi ce souvenir que
j'emporte aujourd'hui ?
Mon coeur est trop
chargé d'ombres et de mystère ;
Le spectre d'une fleur est un
fardeau pour lui.
Jean Moréas
La question de l'Auvergnat me vrille le cerveau.
- C'est-y que vous seriez Breton ?
Comment ne le serais-je pas quand tant de souvenirs
m'enchaînent
à une ville si typiquement bretonne, à mi-route entre les
ménés hérissés d'ajonc ou de roches
moussues et la
mer sauvage rageusement agitée, bretonne par ses vertus, son
nom, ses moeurs, bretonne par le langage dont le peuple use pour louer
ou diffamer, bretonne par son clocher à la flèche
finement ajourée qui s'élève haut par dessus les
toits d'ardoises argentées, comme un sapin épargné
au milieu des taillis.
Comment ne serais-je pas Breton avec le nom que m'a
donné mon
père, celui que portait ma mère, ceux de mes innombrables
cousins, tous ces Trégarec, ces Le Bras, ces Le Goff qui
m'autorisent à affirmer, évoquant la Bretagne de jadis,
la Bretagne des ducs et des rois, des duchesses aussi, qu'il n'est pas
possible, si loin qu'on remonte à l'aide d'archives, sur les
degrés des siècles, de me découvrir
d'ancêtres étrangers au duché.
Comment ne serais-je pas Breton quand je
déplore tant de ne pas
l'être assez; quand le doute me tourmente lorsque je me crois
inférieur à mes aïeux qui, pour n'avoir parlé
qu'une langue, avaient cependant une culture solide et nuancée,
quand je crains d'avoir dilapidé une part de mon héritage
en courant à la poursuite de biens hypothétiques.
Ma grand'mère tient une grande place dans ma
prime enfance dont
je ne puis évoquer les souvenirs sans qu'elle s'y trouve
aussitôt mêlée. Elle fut au matin de ma vie et
m'accompagnera jusqu'au dernier soir tant il est vrai qu'un esprit
conserve la marque de l'intelligence qui l'a façonné
comme l'argile garde l'empreinte de la main qui lui a donné une
forme.
En dégageant du fatras de ma mémoire
une anecdote, un
trait d'esprit, un événement joyeux ou douloureux, je
m'étonne toujours de les voir apparaître nettement
dessinés avec un reflet du présent. La chose me surprend
d'autant plus que je n'ai pour les incidents de la vie qu'une
mémoire visuelle : je vois, mais j'entends mal.
Lorsqu'il s'agit de ressusciter mes premières
réactions
en présence de la nature ou les sentiments de tendresse dont,
enfant, j'étais entouré, c'est le contraire qui se
produit : je ne vois plus. mais une voix me souffle pendant que mes
yeux se brûlent dans une recherche intérieure :
- Souviens-toi, j'étais là ...
Alors le voile se déchire et le tableau oublié
apparaît, lumineusement précis.
Un souvenir en appelle un autre. Tous semblent
solidaires comme les
grains d'un chapelet. A peine ai-je lâché le premier que
le second se présente pour son tour d'oraison.
Il arrive aussi que ma mémoire s'égare
ou que mon esprit
s'emballe tel un film mal synchronisé. Je dois alors retrouver
le point initial de ma pensée qui est, invariablement, l'image
de ma grand'mère. Hors d'elle ces lignes seraient vides de sens,
sans trame, sans méthode, sans âme, car son souvenir est
le fil qui communique la flamme aux cent bougies d'un lustre,
provoquant l'illumination féerique.
Qu'on ne s'étonne donc plus si ces pages sont
pleines de la
présence de la Bretonne à l'angélique douceur qui
donna la vie à ma mère et qui, fée bienfaisante,
se pencha sur mon berceau, le coeur débordant d'amour.
Bien que je n'y sois parvenu qu'imparfaitement, j'ai
retrouvé,
loin dans le passé, l'origine de ma famille maternelle. Relater
mes découvertes dans les siècles n'aiderait guère
à l'intelligence de mon récit. Qu'il me suffise donc
d'écrire que ma grand'mère était l'ultime
chaînon d'une lignée de commerçants modestes
auxquels la vertu plus que la richesse avait valu la qualité de
notables.
Ma grand'mère, née Le Goff,
épousa un
Trégarec, autre famille aux solides attaches avec le sol breton.
J'ai le sentiment en écrivant ces mots de retracer un passage de
la Bible à la gloire des patriarches. Mais à quoi bon
énumérer une longue liste de noms, de prénoms
d'êtres disparus ? On me pardonnera toutefois une
précision encore, la dernière en amont sur le cours d'un
patronyme. Elle me parait propre à recréer
l'atmosphère du drame familial que j'ai dessein de conter.
Mon arrière-grand'père, Corentin
Trégarec,
exerçait le pittoresque métier de colporteur, profession
répandue dans la Bretagne de jadis dont les
agglomérations isolées, faute de routes praticables,
comptaient de prolifiques familles, sédentaires au point que
plusieurs de leurs membres ne quittaient, leur vie durant, les limites
de la paroisse ou des paroisses voisines. Métier pénible
sans doute que celui de colporteur. Mais s'il avait ses misères,
il paraissait aussi procurer des satisfactions.
Le colporteur quittait son foyer pour plusieurs
semaines selon le temps
nécessaire à l'écoulement des marchandises qu'il
emportait. C'était un rude breton, avec quelques travers, des
péchés mignons à ce que l'on m'a dit. Maintes
fois, à son propos, on évoquait Noë avant que de
soupirer la miséricordieuse supplique : "Paix à son
âme".
Je me dois d'ajouter sans perdre de temps qu'aucun
de ses enfants, dans
une parfaite connaissance de l'Histoire sainte et de l'anathème
qui accabla Canaan, fils de Cham, et sa
race, ne se permettait
aux
dépens de l'ancêtre d'inconvenantes railleries. Ils
s'efforçaient au contraire, les uns et les autres, de vanter ses
mérites, sa jovialité et ce besoin impérieux qui
le poussait en toute occasion à se mettre au service de son
prochain.
Qu'il pleuve, qu'il vente, il allait à pied,
transportant,
arrimé sur les épaules, le dos, la poitrine un
véritable bazar. J'ai retenu qu'il s'entourait la ceinture d'une
énorme charge de chandelles de suif contribuant grandement
à sa renommée et qu'il vendait un sou, mais un sou de
l'époque.
Je me plais à imaginer son arrivée
dans les fermes. Ce
devait être en plus chaleureux, parce qu'inattendu, l'accueil
qu'on réserve aujourd'hui au facteur lorsqu'il apporte une
lettre du fils sous les drapeaux ou de la fille devenue, par esprit
d'indépendance, l'esclave d'une bourgeoise famille de
fonctionnaires parisiens.
A coup sûr on lui faisait la fête.
Avec bonhomie et après assaut de politesses
il acceptait de
prendre place sur l'un des bancs de lit-clos tandis qu'accouraient
jeunes et vieux, impatients de recueillir ses propos, d'apprendre de
ses lèvres comment se comportait l'univers. Il venait
résumer, en un langage imagé, les nouvelles d'un monde
frémissant du bruit de l'écroulement de l'Empire ou de
l'aventure des Cent-jours. Je l'imagine, parlant d'abondance,
ménageant ses effets pour s'attirer des louanges ou se gagner de
justes mérites, rassasiant un auditoire avide d'informations
autant que d'émotions.
Le souci de la pitance quotidienne ne
l'obsédait pas.
Crêpe de froment, andouille fumée, bouillie d'avoine,
boeuf salé ne lui faisaient jamais défaut. Le cidre non
plus. De tout temps les paysans bretons se sont montrés
hôtes accueillants envers les étrangers.
Corentin Trégarec chantait, m'a-t-on dit.
Sans doute de ces
complaintes aux multiples couplets comme celles que j'écoutais
aux pardons de ma jeunesse et qui égrenaient sur un mode
nostalgique la vanité, l'orgueil, la cruauté ou la
magnanimité des hommes.
De ce métier de colporteur, plein d'imprévu, devait
découler une vie passionnante et multiforme. La vente des
chandelles ne s'opposait nullement au commerce sentimental, aussi
Corentin colportait-il l'amour. Entendons-nous : l'amour sans reproche,
l'amour limpide, pur, candide.
Il redisait à la fiancée le timide et
naïf message
que lui avait confié, à quelques lieues de distance, un
garçon éloigné par un contrat de louage pour la
saison des foins ou la moisson. Si d'aventure une mère le priait
de rechercher l'époux parfait pour une fille languissante, il
acceptait la mission et soumettait des propositions à l'occasion
d'une autre tournée. Ce n'était plus là du
colportage, mais de l'apostolat et j'atteste que mon
arrière-grand'père l'entendait ainsi et qu'il apportait
la plus noble conscience à satisfaire ses commettants.
Sa bimbeloterie écoulée, Corentin
Trégarec
regagnait son foyer où il subissait, après les effusions
rituelles, le sévère interrogatoire de son épouse
qui, pour ignorer les règles de l'arithmétique, ne se
laissait pas frustrer d'une chandelle de suif. Elle avait mis au point
sur l'ardoise un ingénieux système de contrôle
très personnel où les bâtonnets et les signes
cabalistiques jouaient un rôle mystérieux et
mnémonique.
Les affaires allaient bon train ; aussi la
comptabilité ne
demeura pas toujours sommaire à ce point. Une honnête
aisance récompensa le colporteur et sa femme finaude,
orgueilleusement préoccupée par l'avenir de ses deux
fils, Paul et Jean, pour lesquels, en mère attentive autant
qu'accomplie, elle rêvait d'opulence et de distinction.
Le rêve n'était pas si fou puisque les
deux
garçons, leurs études terminées chez les
Pères, créèrent un atelier de mécanique
dont on se gaussa sans doute, à l'origine, dans le pays, mais
qui prit vite droit de cité. S'ils commencèrent par
forger sur l'enclume des pièces de charrue ils devaient
progressivement s'élever au rang d'industriels et aujourd'hui
encore il n'est pas rare de relever dans la fonte de quelques
pièce de machine agricole, hors d'usage par excès de
service et abandonnée dans la cour d'une ferme, l'inscription
"Trégarec fils".
Sous quels déguisements se cache donc
l'amour-propre ? La vue de
cette marque de fabrique, suivi du nom de ma petite ville, flattait
démesurément mon orgueil comme si j'avais eu sous les
yeux une lettre autographe de Jean V, le bon duc, à l'un de mes
lointains ancêtres pour lui conférer en récompense
de valeureux exploits guerriers un titre nobiliaire. La même
inscription sur un tombeau n'eut suscité en moi qu'un sentiment
fugitif de tristesse. Par quel vaniteux détour les mêmes
mots, coulés dans la fonte d'un engin démodé,
excitaient-ils ma fierté d'enfant ? Peut-être
évaluais-je déjà inconsciemment les
résultats des efforts de mes grands-parents pour
améliorer leur rang social et témoignais-je ainsi mon
admiration ? Je ne le sais.
Quoique différents de caractère les
deux frères
vivaient en affectueuse et confiante harmonie. L'aîné
avait la ruse, l'initiative, le don du commerce. L'autre, mon
grand'père, de santé délicate, possédait la
constance, une intelligence méthodique et une logique
serrée qui le poussaient à l'étude des sciences,
faisant de lui un apôtre du progrès et du perfectionnement
mécanique. J'ai retrouvé dans le fouillis d'un grenier
ses cahiers et ses livres. Ils attestent de ses profondes
connaissances.
Ainsi, par leurs natures différentes, les
deux frères se
complétaient-ils pour le profit de leur entreprise, laquelle
connut une notoriété fort enviable. Mais, comme il
advient trop souvent dans notre société implacable, la
prospérité de la firme Trégarec fils suscita des
rancoeurs, de la jalousie, et provoqua des machinations
déshonnêtes. C'est là constant usage depuis que les
hommes ont acquis le goût de la possession. Ce n'est pas d'hier.
Paul et Jean Trégarec fondèrent l'un
et l'autre un foyer
et la vie paraissait devoir les combler de ses meilleures grâces.
Ainsi commencent certaines journées de printemps. Le soleil se
lève dans un ciel de porcelaine à peine teintée.
Au firmament, rien ne retient le regard. La
sérénité s'étend à toutes choses et
semble éternelle. Mais subitement le vent souffle et l'horizon
se noie dans la grisaille. En masse serrée les nuages montent,
s'enflent, noircissent et c'est l'orage fracassant.
Un soir, mon grand'père, trop longtemps
retenu sous la pluie,
rentra fébrile. Le mal s'était emparé de lui et ne
devait plus lâcher sa prise. Il mourut, jeune encore, laissant
une veuve et trois orphelines.
La prospérité des
établissements Trégarec
fils, dont la réputation s'étendait à toute la
Bretagne eut dû, en bonne logique, assurer à la famille du
disparu la continuité de l'aisance qu'elle avait connue
jusqu'alors. Il n'en fut rien. Le malheur s'acharna à la
destruction d'un capital de bonheur amoureusement amassé.
Paul Trégarec fut très affecté
par la mort de son
frère et les âmes charitables s'apitoyèrent autant
sur son chagrin que sur celui de ma grand'mère. On le vit
désemparé, taciturne, et ses yeux se mouillaient de
pleurs à la moindre évocation du frère
enlevé à son affection.
Au bout de quelques semaines il parut retrouver la
paix du coeur dans
l'acharnement au travail et de nouvelles activités commerciales
qu'il soumettait à l'agrément de mon aïeule,
héritière légale de l'associé trop
tôt disparu. L'esprit rongé de désespérance,
ma grand'mère acquiesçait à toutes les
propositions et faisait à son beau-frère une confiance
totale.
- Ce que vous déciderez, Paul, sera bien.
- Je veux le croire, mais il n'empêche que votre assentiment
m'est indispensable puisque dorénavant vous remplacez Jean dans
notre société.
- Faites comme vous l'entendrez. Ces questions me sont
étrangères. Je signerai. Je ne puis faire mieux.
Elle signa, en effet. Elle approuva des inventaires
compliqués,
de multiples pièces comptables, des documents sibyllins, des
reconnaissances de créances, bref tout ce qui lui était
soumis. Tant et si bien même qu'elle s'aperçut un jour
qu'elle avait été grugée.
Frémissante d'indignation, ma
grand'mère fut prise alors
d'une soudaine énergie et exigea des explications. La trahison
de son beau-frère lui apparut dans toute son horreur. Elle ne se
laissa pas abattre une nouvelle fois par l'adversité et jura de
défendre coûte que coûte les intérêts
de ses enfants.
Sans se départir de la discrétion qui
était une de
ses vertus elle en appela aux hommes de loi. La lutte fut âpre et
dura des années. De dramatiques discussions mirent aux prises
les adversaires mais nul, hormis les intéressés, n'eut
connaissance des mots cruels qui furent échangés.
Ma grand'mère confia sa vengeance à
Dieu dont les
desseins, pour être impénétrables ne se
manifestèrent pas moins avec évidence, longtemps
après le drame, par une succession d'épreuves qui
frappèrent le spoliateur et sa descendance.
D3 Le magasin de nouveautés
J'aime à vous voir en
vos cadres ovales
Portraits jaunis de belles du
vieux temps
Tenant en main des roses un peu
pâles
Comme il convient à des
fleurs de cent ans.
Théophile Gautier
Soucieuse de l'avenir de ses trois filles, ma
grand'mère, avec
la volonté héritée de sa race, résolut
d'affronter seule le destin. Elle rassembla ses ressources, fit la
somme de ses possibilités comme un chef dénombre ses
effectifs avant le combat et prit ses décisions dans la
plénitude de son bon sens natif.
Elle n'aimait pas la lutte car elle vivait dans la
paix du Christ, mais
la lutte ne l'effrayait pas. Elle puisait son courage dans la foi,
qu'elle possédait aveugle, infinie, cette foi qui irradiait son
visage et éclairait son regard de lueur de bonté.
Lorsqu'elle avait mûri ses desseins elle les confiait à la
providence avec le fatalisme des Celtes. Une calme confiance s'emparait
de sa raison. Elle estimait que toutes les chances de réussite
lui étaient acquises désormais.
Son premier soin fut d'acheter la vieille maison,
empreinte de charme
breton, que j'ai évoquée, mais dont je n'ai dit que
l'emplacement se situe au centre de la ville, à l'angle de deux
rues et fait face aux halles. Avoir une demeure bien à soi,
c'est déjà posséder l'indépendance et
ménager sa liberté d'action ; c'est acquérir
l'aisance de ses décisions, c'est conserver la maîtrise de
ses intentions.
Louise, Marthe et Marie, les trois soeurs, se
montrèrent
heureuses de l'horizon nouveau qui s'offrait à leur
curiosité. Elles découvraient à peine le monde.
L'aînée venait d'avoir huit ans et la plus jeune trois
quand s'opéra dans leur existence naissante le bouleversement
qui ne leur apparaissait que sous la forme d'un
déménagement. Les enfants se réjouissent de
l'imprévu même lorsque celui-ci est la conséquence
d'un deuil ou d'une catastrophe. Et la catastrophe était cruelle
puisque le père disparaissait alors qu'il n'avait donné
à ses filles que la vie, c'est-à-dire l'obligation de
souffrir. Par bonheur, les gamines obtenaient le sursis au
bénéfice de l'âge. Celui-ci les tenait dans
l'ignorance du discernement. Dieu a voulu que la misère soit
diffusée selon les règles de la relativité et
qu'elle se mesure à l'échelle de la comparaison. Or
qu'avaient-elles connu jusque là de la vie, les jeunes soeurs,
sinon les jeux et l'affection d'une mère attentive à
leurs besoins. Cette mère était toujours présente
pour conjurer les périls et amortir le choc du chagrin.
L'essentiel était ainsi sauvegardé.
La maison avait deux façades joliment
quadrillées d'un
rejointoiement de pierres à la chaux blanche. L'une se dressait
sur la rue des halles où donnait l'entrée du logis
proprement dit; l'autre bordait le renforcement de la rue de Kervanous
et faisait un angle droit avec l'immeuble neuf de l'épicerie
Guillerm. Sur la placette pavée ainsi ménagée
s'ouvrait la porte vitrée d'une vitrine où ma
grand'mère allait, pendant vingt années, tenir commerce
de nouveautés.
Qu'on ne s'imagine pas un luxueux magasin. Le
plafond en était
bas. La simplicité présidait à l'agencement. Le
tout frisait la pauvreté, mais l'emplacement était
excellent du point de vue commercial. Les jours de marché, la
foule des paysannes affluait au comptoir derrière lequel ma
grand'mère, avec conviction et bonne grâce, conseillait
les clientes.
Longtemps, les gens de la ville ignorèrent
l'humble boutique.
Leur indifférence s'expliquait par la nature même du
caractère breton que le malheur n'incite pas souvent à la
pitié. Ma grand'mère, il est vrai, avait montré
une telle discrétion, dans ses projets et leurs causes que les
citadins, cependant à l'affût des commérages,
pouvaient croire à quelque toquade de jeune veuve en quête
d'occupation. Peut-être valait-il mieux qu'il en fut ainsi, car
les Bretons portent de la considération à la richesse et
marquent une fâcheuse tendance à mépriser ceux que
l'adversité frappe de ses coups.
Les projets qu'une Bretonne s'est mis en tête
de mener à
bonne fin ne peuvent pas connaître l'échec. Elle met un
tel acharnement à atteindre son but, elle est capable de tels
sacrifices et d'une si grande somme d'efforts qu'elle aboutit au
succès. Par ailleurs, quand l'honnêteté et
l'intelligence se concertent pour conduire une entreprise, celle-ci
finit par s'imposer à la considération des clients.
Après des inquiétudes, des heures de
lassitude, l'espoir
s'installa dans l'humble boutique. Les dames de la ville y vinrent
satisfaire leur curiosité et effectuer de menues emplettes.
Elles finirent même par ne pouvoir plus acheter décemment
l'étoffe d'une robe ou la mousseline d'un voile sans avoir
palpé, avant de fixer leur choix, les nouveautés de
Madame Trégarec dont le bon goût faisait autorité.
Les nuages s'éloignèrent et les jours
devinrent plus
lumineux. Ma grand'mère avait gagné la partie si
dramatiquement engagée. Alors elle put envisager l'avenir sans
inquiétude et tendre l'oreille aux voix d'une raisonnable
ambition, moins pour satisfaire son amour-propre que pour hisser ses
enfants jusqu'au plan social qu'elle avait rêvé pour eux.
Les fillettes reçurent une éducation
soignée dans
un couvent réputé de Basse-Bretagne, sous la direction de
religieuses distinguées. Celles-ci soumettaient leurs
élèves à une règle aussi rigide que la leur
et les passaient dans un moule unique d'où elles sortaient avec
le même port de tête et la même écriture
pointue. Ce couvent, placé sous le vocable de Saint
François, conférait un rang aux demoiselles qui y avaient
fait le séjour de la rigueur. Elles acquéraient avec
l'instruction les manières et l'aptitude requises pour
appartenir à la bourgeoisie prétentieuse et
guindée. Les noblaillons d'alentours condescendaient à
les saluer en traçant du nez un arc de cercle comme eux seuls
savent le faire.
Lorsque ma mère, la plus jeune des
orphelines, revint au foyer
ses études terminées et que la famille fut
ressoudée autour de Mme Trégarec, la bonne vieille maison
connut une vie nouvelle et l'exubérance. La jeunesse c'est la
gaieté. Elle attire la jeunesse et propage la joie, qui n'est
pas toujours de l'insouciance. Le magasin de nouveautés trop
austère se transforma dans le sens qu'exigeait la mode du
moment. La séduction est la meilleure des tactiques en
stratégie commerciale. Or quoi de plus séduisant que la
jeunesse et sa fraîcheur ? La façade de la rue des halles
fut percée pour l'aménagement d'une vitrine (la "montre"
disait-on en ville) où se fit la présentation des
modèles reçus de Paris.
La vogue s'accrut encore quand les demoiselles
Trégarec
jouèrent aux mannequins de bonne maison et se pavanèrent
dans les rues en toilettes de soies brochées ou moirées
garnies de passementerie. Elles devinrent le point de mire de tous les
regards féminins. Pour n'avoir pas les mêmes raisons
d'admirer, les jeunes gens n'en guettaient pas moins Louise, Marthe et
Marie, qui, dans l'épanouissement de leurs vingt-deux, vingt et
dix-sept ans, représentaient des "partis" séduisants
à plus d'un titre. Trois jolies filles dans une paroisse de cinq
mille âmes ne passent pas inaperçues quand, à leur
élégance, s'ajoutent la vertu, garantie par une
mère d'une dignité antique, et des "espérances"
fondées sur la certitude d'un commerce prospère.
Des mères, préoccupées du
placement de leur fils,
devenaient soudainement des clientes assidues du magasin de
nouveautés. Elles entraient tout d'abord s'enquérir des
prix, puis revenaient solliciter un échantillon du tissu dont
elles n'avaient nullement besoin, enfin elles amenaient une amie pour
obtenir d'elle un avis judicieux. Si elles se décidaient
à un achat ma grand'mère commençait de
s'inquiéter, car elle savait qu'à brève
échéance elle serait priée, suprême
témoignage du savoir-vivre local, de "venir prendre le
café".
La convoitise dont ses filles étaient l'objet tourmentait Mme
Trégarec.
- Rien ne vous presse, disait-t-elle à ses trois tourterelles
point effarouchées mais au contraire ravies de se savoir
convoitées.
- Que vous manque-t-il ici ?
En vérité elles étaient
comblées. Mais la
vie a ses lois et la bonne maman ne se laissait pas duper par ses
voeux. Elle savait qu'il lui faudrait se résoudre un jour,
malgré ses appréhensions, à voir s'envoler sa
nichée.
L'annonce soudaine d'un triple mariage provoqua dans
la ville des
assauts de jactance. Ainsi ces demoiselles Trégarec
revêtiraient le même jour la robe et le voile blancs !
C'était un important événement dans les annales de
la petite ville. Trois mariages en un seul ! Les vieilles filles en
pâlissaient un peu plus et s'épuisaient à la
poursuite d'indiscrétions. Elles s'en nourrissaient, elles s'en
gargarisaient. pensez-donc ! Les demoiselles Trégarec ! Leurs
toilettes viendrait de Paris et la fleur d'oranger de Nice. Il y aurait
un cortège de trois cents invités et le soir, un bal sous
les halles. Eut-on annoncé le prochain passage d'Anne, duchesse
de Bretagne et reine de France, en route pour Le Folgoët,
accompagnée de sa cour que la fièvre n'eut pas
été plus forte sur le pas des portes.
Devant l'énervement des esprits et les
préparatifs du
mariage, Mme Trégarec demeurait calme, maîtresse de son
bonheur comme elle l'avait été de son chagrin. Les dures
années qu'elle avait vécues après la mort de son
mari dansaient leur ronde en sa mémoire, comme les feuilles
tourbillonnent au vent d'équinoxe. Elle se souvenait des heures
d'angoisse devant le péril, de l'ignominie de son
beau-frère, de l'ingratitude de l'existence.
Une fois encore, elle s'inclinait devant les
décisions de la
Providence.
- Seigneur, que votre volonté soit faite, murmurait-elle
à tout moment pour renouveler et soutenir son courage.
Puis, tandis que ses filles, chevauchant des
rêves,
s'inquiétaient des menus détails de la
cérémonie, ma grand'mère reprenait ses
vêtements de deuil pour accomplir un pénible devoir. Le
coeur éteint, elle allait frapper au domicile de son
beau-frère pour lui annoncer le prochain mariage de ses trois
nièces.
Depuis les jours douloureux qui avaient
consacré la bassesse et
la perversion d'âme du frère de son mari, elle avait
refusé de le rencontrer.
D4 Le premier échec de Paul
Trégarec
Il est un air pour qui je
donnerais
Tout Rossini, tout Mozart et
tout Weber,
Un air très vieux,
languissant et funèbre
Qui pour moi seul a des charmes
secrets.
Gérard de Nerval
Après l'escroquerie dont il s'était
rendu coupable
à la mort de mon grand'père, Paul Trégarec devint
le seul maître des établissements qui portaient son nom.
Il avait le sens des affaires et les scrupules ne le gênaient
pas. Sous son unique direction l'entreprise connut un nouvel essor. La
petite fabrique de machines agricoles s'agrandit et le nombre de ses
ouvriers s'accrut.
Les travailleurs qui gagnaient là leur pain
de chaque jour
s'estimaient favorisés par le sort et témoignaient
à leur patron la reconnaissance qu'il était alors de bon
ton de manifester à l'égard du capitalisme. Ils le
louaient, moins pour ce qu'il faisait en leur faveur que pour conserver
un emploi sans lequel ils eussent dû, comme tant d'autres,
quitter le pays natal. Monsieur Trégarec était pour eux
synonyme de Providence.
Ma grand'mère suivait de loin la marche
ascendante de l'usine du
Champ de foire, mais elle n'oubliait pas les souffrances que lui avait
fait endurer son beau-frère. Elle s'efforçait de
l'ignorer. Cependant, elle ne pouvait s'empêcher de se raidir
quand on célébrait en sa présence les
mérites de celui que, dans l'intimité, elle appelait
l'escroc. Sa douleur lui appartenait en propre. Elle ne la partageait
pas et ce n'est qu'en de fortuites circonstances que j'ai cueilli sur
ses lèvres des rares mots de ressentiment.
Paul Trégarec était un
caractère, mais pareil
à ces voiliers qui se dirigent vers la haute mer aux jours sans
vent, il allait dans la vie en louvoyant. Une seule chose comptait pour
lui : atteindre le but. Peu lui importait les moyens. Bons ou mauvais,
il les employait à tour de rôle avec cynisme. Son accueil
variait : patelin, méprisant, brutal. C'était un
stratège du commerce.
Il parlait peu et se détendait rarement.
C'était alors
pour étaler son impudence. Si quelqu'un s'avisait de parler en
sa présence d'idéal, de patrie, de vertu, il ricanait.
Il reniait ces symboles comme il le faisait de sa
propre origine. Il
voulait oublier qu'il était le fils d'un colporteur. Tout ce qui
le rattachait à la société lui pesait.
N'être que lui-même paraissait être sa règle
de vie. Son moi s'étalait insolemment. Seul l'orgueil faisait
battre le coeur de cet homme.
L'argent était le mot du vocabulaire qu'il
préférait à tous les autres. Il l'avait sans cesse
à la bouche. Il en était imprégné au point
que l'éclat du métal semblait briller dans son regard.
Quand les bonnes gens parlaient de Monsieur
Trégarec ils
disaient :
- Il a de quoi.
Ce qui signifiait dans leur langage qu'il
était riche et que la
fortune lui conférait tous les droits.
Les établissements Trégarec
s'étaient
développés au point de se trouver à
l'étroit sur l'emplacement primitivement acquis par les deux
frères. Sous peine de mettre un terme à l'extension de
l'usine, l'achat de terrains voisins s'imposait.
Paul Trégarec avait annexé
déjà, de sa
propre autorité, un coin du vaste champ de foire cerné de
tilleuls majestueux où se pratiquait chaque mois le
négoce des chevaux. Il entreposait là les locomobiles
encombrants et les machines qui ne craignaient pas les
intempéries. Nul n'osait se plaindre de cet empiétement
sur le domaine communal malgré la gène qui en
résultait lors des assises hippiques.
- Que celui qui n'est pas content vienne me le dire, jetait à la
cantonade l'industriel infatué de sa puissance.
Personne ne protestait et les membres du conseil
municipal continuaient
de saluer très bas monsieur Trégarec.
L'usine était flanquée sur l'un des
ses
côtés d'une petite propriété close de hauts
murs derrière lesquels un vieux ménage achevait sa vie
paisible, sur l'autre d'un terrain communal qui servait de pacage aux
chèvres du quartier et de champ de bataille à
l'armée des jeunes chenapans de la ville.
Paul Trégarec fit des offres d'achat au vieux
ménage,
mais celui-ci entendit conserver la jouissance de son petit domaine et
le signifia nettement.
Mon grand-oncle s'adressa alors aux autorités
pour tenter
d'acquérir le pré aux chèvres. Il le fit à
sa manière, en s'assurant des complaisances au sein du conseil
municipal, mais en se défiant du maire, notaire fort
estimé qui ne lui portait qu'une apparente estime.
Une dizaine de braves bougres auxquels leur
bonasserie et leur
cordialité démonstrative avaient valu d'être
désigné pour gérer les intérêts de la
localité se virent un jour convié à la table de
Paul Trégarec. C'était un homme qui flattait leur
amour-propre. L'accueil fut princier. Qui donc avait osé dire
que l'industriel n'était que morgue et arrogance ? Il serrait
les mains avec effusion, s'inquiétait de la santé de
chacun de ses hôtes, comme s'il dressait une statistique à
l'intention de l'Académie de Médecine.
Les invités devinaient cependant qu'une
surprise leur
était réservée. Elle se produisit quand mon
grand-oncle, à la fin du repas, prit la parole pour les
remercier d'avoir accepté son invitation. Il poursuivit d'une
voix volontairement nuancée :
- Mes bons amis, je voudrais profiter de notre réunion pour vous
entretenir d'un projet qui me tient au coeur. Pour le mener à
bien, il me faut votre concours. Il ne faut pas toujours ne penser
qu'aux affaires. Il est des moments de la vie où on doit
s'évader. C'est ainsi que je suis peiné quand je pense
à la jeunesse. Qui d'entre nous ne rêve pour ses enfants
d'une existence plus heureuse que celle qu'il a connue. Et n'est-ce pas
le rôle de ceux qui possèdent la fortune de se pencher sur
leurs semblables que le destin n'a pas favorisé, et en
particulier sur les jeunes gens. Moi-même j'en compte un certain
nombre dans mes ateliers pour lesquels le travail est la seule
distraction.
Les conseillers qui l'écoutaient braquaient
leurs yeux sur leur
commensal et l'épiaient. Mais tellement de
sincérité attristée réchauffait la parole
de Paul Trégarec que ses invités furent vite
rassurés et attendris. Lui, tout à son jeu, tenait son
rôle en grand artiste, usant de son expression mobile du visage.
- Je pense, continuait-il, qu'il serait bon que la jeunesse de notre
ville connaisse la joie, l'exercice, et je caresse le projet de fonder
une maison qui serait pour elle un lieu de délassement. Ne
croyez-vous pas que notre paroisse mérite d'avoir ses gymnastes,
sa musique ?
- Ce n'est pas moi, bien sûr, qui pourrait diriger une telle
entreprise. Mes affaires ne me laissent aucun loisir. Mais je paierai
ce qu'il faudra et en bon père de famille vous serez les sages
administrateurs de ce foyer. Qu'en dites-vous ?
Les figures épanouies des conseillers
répondaient
déjà. Tous acquiesçaient, se congratulaient
béats. Paul Trégarec, jouant comme toujours, acceptait
avec effusion les hommages.
- C'est peu de choses. Plus tard, si mes affaires continuent de marcher
comme je l'entends, je ferai mieux. J'ai d'autres projets.
La réunion s'acheva dans une
allégresse d'autant plus
générale que le vin et l'alcool n'avaient pas
été ménagés.
Le dimanche suivant le conseil municipal tenait
séance. A
l'ordre du jour figurait la requête de Paul Trégarec. Le
maire, Maître Coroller, administrait la commune selon les sages
préceptes dont il usait pour ses propres biens. La richesse,
estimait-il, est un état de constante évolution; c'est
une route sans fin sur laquelle les kilomètres sont
figurés par les acquisitions successives. "Qui n'acquiert pas,
perd" était son proverbe préféré.
Lui-même transformait les bénéfices produits par
son étude en propriétés rurales qu'il affermait.
- La terre, répétait-il, il n'y a que cela de vrai.
Sa fortune était importante et ses clients
citaient avec
admiration les noms des fermes acquises par lui et traduisaient le
total en hectares et en rentes.
Le maire déclara sans ambages que
personnellement il repoussait
la requête de l'industriel.
- Je ne veux même pas envisager les conditions auxquelles nous
pourrions traiter avec Monsieur Trégarec. Ce terrain compte
à mes yeux plus que l'argent. Je sais que par son emplacement,
il vaut beaucoup. Mais la commune qui se développe et se
développera encore davantage doit conserver son patrimoine
intact. Qui peut affirmer que nous n'aurons pas un jour à
décider l'extension du champ de foire ? Je vous donne là
mon avis. Quel est le vôtre, messieurs ?
Monsieur le Maire est Monsieur le Maire, c'est
à dire le premier
magistrat. La langue bretonne lui donne un nom significatif. Elle
l'appelle "Tad ar barroz" ce qui signifie "Père de la paroisse".
Allez donc avec cela contrecarrer ses décisions !
Si le maire est le père de la commune, les
conseillers n'en sont
logiquement que les enfants. Et les enfants, à l'époque
que nous évoquons, ne désobéissent pas à
leur père.
Les élus, choisis par le chef de file,
étaient toujours
de son avis. Cette unanimité, pour touchante qu'elle apparaisse,
cachait parfois des rivalités acharnées.
La demande de Paul Trégarec plaçait
les édiles en
face d'un dilemme cornélien qu'ils ne pouvaient résoudre
que par un oui ou un non, car s'abstenir équivalait alors
à un geste de lâcheté que leur conscience
repoussait.
- Quel est votre avis messieurs, répéta Maître
Coroller.
Célestin Larvor, l'un des beaux esprits du
conseil, toussota,
tourna trois fois son alliance autour de son annulaire gauche et, dans
le silence de l'assemblée, commença de bredouiller :
- Vous savez bien, Monsieur le Maire, ce qu'a promis Monsieur
Trégarec. C'est beaucoup pour la commune. Nous aurions une
musique. Tout le monde le sait déjà et s'en
félicite. Si nous refusons le terrain qu'il veut acheter,
Monsieur Trégarec va se fâcher. Vous le connaissez,
n'est-ce-pas ? Nous ne pouvons pas refuser.
Les honorables représentants hochaient la
tête et se
prenaient soudainement d'intérêt pour leurs mains.
C'était leur façon de réfléchir.
- On pourrait voter ! suggéra Polyte Guillou, bonhomme malicieux
qui tenait commerce de toiles en tous genres au bas de la rue Neuve. Il
avait l'oeil vif et le verbe délié. La rumeur publique
lui prêtait une roublardise de paysan finaud.
- Eh ! oui, on pourrait voter, firent en écho une dizaine de
voix qui étaient celles des conseillers invités à
ripailler par mon grand-oncle.
Le maire comprit que le vote échappait
à sa
volonté. Il reprit le problème sur des bases nouvelles.
- Si je comprends bien ce que vient de dire avec son bon sens coutumier
notre excellent ami Célestin Larvor, vous êtes
séduits par les promesses de Monsieur Trégarec. Ce que
vous semblez désirer avant toute chose, c'est doter la commune
d'une musique. Je ne vous cache pas que cette idée me
séduit également. Il me plairait d'avoir une fanfare. Le
budget nous permet de la créer sans recourir à l'aide de
quiconque. Je vous propose de régler l'affaire sur le champ et
d'affecter un crédit à la fondation d'une musique
municipale.
Sonnez clairons ! battez tambours ! Le temps de
laisser
s'épanouir un sourire collectif et la musique était
créée.
- Je ne pense pas, reprit le maire, qu'il faille nous attarder plus
longtemps à la requête de Monsieur Trégarec. Je le
mettrai moi-même au courant de notre décision.
La cause était entendue. Mon grand-oncle
essuyait un rude
échec auquel il n'était pas habitué et qui le mit
dans une fureur rouge.
Il déclara qu'il mettait un terme à sa
générosité, ce qui était une
réaction purement oratoire car chacun savait qu'il "n'attachait
pas ses chiens avec des saucisses".
Devant son entourage, à l'usine, il estima
bon de jurer
solennellement après une belle colère :
- Aussi vrai que je m'appelle Paul Trégarec, ils me paieront cet
affront.
Pour sibylline qu'elle était, la menace, dans
sa bouche, prenait
une expression de férocité propre à faire claquer
des dents les malheureux conseillers municipaux.
D5 Tante Marguerite
Acceuillez la voix qui persiste
Dans son naïf epithalame,
Allez, rien n'est meilleur
à l'âme
Que de faire une âme
moins triste.
Paul Verlaine
Paul Trégarec, homme d'affaires rusé,
plus craint que
respecté, se flattait d'avoir brisé les élans de
son coeur et détruit en lui toute trace de sensibilité.
Sans doute y était-il parvenu à force de volonté.
Cependant, une fois au moins dans sa vie, il avait
été
vaincu par l'amour. C'était au cours d'un voyage qu'il avait
fait à Nantes. Il approchait alors de la trentaine et
n'était préoccupé que de mécanique,
d'invention, de négoce, de crédits. Convié dans
une famille d'industriels, il fut mis en présence d'une jeune
fille qui fit sur lui une profonde impression. Il décida d'en
faire sa femme, avec la
célérité qu'il eut mis à conclure un
marché avantageux.
La nouvelle ébranla notre petite ville comme
s'il s'était
agi d'une révolution. Ce mariage prit tout d'abord une allure de
scandale. Alors que tant de demoiselles soupiraient d'aise quand il
passait, cambrant la taille, Paul Trégarec s'en était
allé choisir une fiancée à Nantes,
c'est-à-dire au bout du monde.
Mais on sut bientôt que cette jeune personne
était riche
et belle. Les commères de la paroisse révisèrent
alors leur jugement et manifestèrent leur satisfaction, ce qui
était d'une grande importance car elles figuraient les
trompettes de la renommée.
Je ne sais rien de la situation de fortune de la
fiancée. Je ne
suis certain que de sa beauté. Quand je l'ai connue,
âgée déjà, elle avait conservé la
délicatesse de ses traits. Les cheveux blancs qui
s'échappaient du fichu de soie dont elle recouvrait sa
tête auréolaient son visage d'un ultime éclat de
fraîcheur. Nous l'appelions Tante Marguerite ; c'était un
nom qui lui seyait.
Pour les bonnes gens de notre ville, elle fut
toujours la dame un peu
mystérieuse, venue de loin avec sa légende dorée.
Elle avait une élégance très personnelle et une
tendance à la coquetterie qui séduisait même les
femmes.
Son arrivée au lieu de sa résidence
conjugale suscita un
mouvement de curiosité. Lorsqu'elle descendit de la diligence
qui, en un tapageur apparat, disposait ses voyageurs au centre de la
grand'place, ce fut une bousculade, car l'affluence était grande
ce jour là. Tout le monde voulait voir la nouvelle paroissienne
pour se persuader un peu plus de sa beauté.
Les bourgeois remarquèrent avec satisfaction
la gracieuse
spontanéité qu'elle mit à embrasser mon
grand'père et ma grand'mère venus l'accueillir au terme
de son voyage. Son affectueuse gentillesse laissait percer son
désir de plaire. De fait mon aïeule fut conquise.
Le déroulement des jours qui suivirent
l'entrée de la
jeune épouse dans sa nouvelle famille m'est demeuré
inconnu. Une chose est certaine : sa simplicité lui ouvrit tous
les coeurs. On l'appela Madame Paul, pour la distinguer de ma
grand'mère et aussi peut-être par manière à
la fois respectueuse et cordiale de sceller une adoption.
Tante Marguerite ignorait la langue bretonne. Ce fut
le chagrin de sa
vie. En ces temps, les familles , même fortunées, ne
s'exprimaient que rarement en français. Il faut y voir l'origine
du volontaire effacement qui fut la règle de vie de Madame Paul.
Rien n'est plus pénible, pour une jeune femme surtout, que de
demeurer étranger aux futiles conversations qui
révèlent les caractères et découvrent
l'esprit.
Elle vécut donc l'existence passionnée
du foyer,
s'adonnant de toute son âme à ses devoirs d'épouse.
Le destin ménage de curieux parallèles. Tandis que trois
filles naissaient au logis de mes grands parents, trois garçons
venaient animer celui de ma grand-tante.
Mon scepticisme me retient souvent de philosopher.
Mais
l'étonnant équilibre numérique des sexes depuis
les commencements du monde, malgré les guerres où tant
d'hommes perdirent la vie, a toujours été pour moi un
abîme de réflexions. Je vois dans ce parallélisme
une volonté divine et la merveilleuse continuité de la
Genèse. Par développement, j'ai voulu comprendre les
raisons qui poussent les Pères de l'Eglise et les
théologiens à négliger cette preuve
péremptoire de l'existence de Dieu qu'ignore
l'apologétique. D'autres, avant moi se sont interrogés.
La logique ne leur a fourni aucune réponse. A moi, pas
davantage.
Les trois cousins, les trois cousines, petits
enfants du colporteur,
unis par le même nom, vécurent leurs premières
années dans une fraternelle intimité. La drame qui scinda
en deux tronçons la famille Trégarec ne modifia pas les
sentiments réciproques des rejetons. Ils continuèrent
à se rencontrer en de multiples occasions quoique n'habitant
plus sous le même toit.
Ma Tante Marguerite, qui fut totalement
étrangère aux
manigances criminelles de son mari, connut de douloureux moments. Elle
tenta de s'immiscer dans la querelle pour découvrir la
vérité, apporter l'apaisement et réparer les
torts. Mais Paul Trégarec fut impitoyable. Il signifia à
sa femme les limites de son rôle d'épouse avec une
intransigeance et une sévérité telle qu'elle dut
se soumettre à l'impérieuse volonté du tyrannique
époux.
Madame Paul s'efforça de disparaître un
peu plus dans
l'ombre de sa demeure. Elle devina la vérité si elle ne
la connut pas complètement. Elle en souffrit et sa douleur, qui
n'était peut-être que de la honte, altéra sa
santé. Ma grand'mère, malgré l'élan
sincère qui la portait vers sa belle-soeur, cessa de la
rencontrer. Elles devinrent l'une pour l'autre des
étrangères et leurs coeurs saignèrent un peu plus.
Les enfants étaient trop jeunes pour
épouser la querelle
des parents. La Bretagne n'est pas la Corse, et il advient parfois que
les haines s'apaisent. Toutefois la parenté ne suffit pas
toujours à entretenir la chaleur des sentiments. Ainsi, la
tendresse qui unissait les enfants céda le pas à
l'amitié juvénile. Le mal était moins grand que
l'on eut pu le craindre. Par la suite, le temps et les convenances
raffermirent les liens
distendus et préservèrent l'esprit de famille d'une
complète disparition.
Je l'ai déjà dit : Quand ma
mère et ses soeurs
décidèrent de leur mariage, mon aïeule, refoulant sa
rancoeur, en fit part officiellement à son beau-frère.
Les trois cousins acceptèrent de participer aux agapes et
animèrent l'assistance de leur turbulente gaieté. Peu
d'années plus tard, lorsque l'aîné de mes oncles
à la mode de Bretagne annonça qu'il allait prendre femme,
ce fut ma Tante Marguerite qui vint rue des halles communiquer
l'heureuse nouvelle. Paul Trégarec n'osa pas affronter ma
grand'mère.
Ma bonne Mémée avait le respect de
l'ordre social et
celui des traditions. Elle se conformait aux rites chrétiens
avec une scrupuleuse exactitude. Elle allait jusqu'à sacrifier
aux exigences peu orthodoxes d'un paganisme passé à
l'état endémique dans les moeurs bretonnes. Cela
compliquait sa vie, mais ces survivances provinciales apparaissaient
nécessaires aux gens de sa génération pour
authentifier leur bon ton. L'arbre de mai, les pèlerinages aux
fontaines, les crêpes de la chandeleur, la part du pauvre, le
tison de la Saint Jean, rien de tout cela n'était oublié
d'elle. La bienséance tournait à une inconsciente
comédie.
Je ne peux m'empêcher de sourire en revivant
le souvenir du cycle
des visites au premier jour de l'année. Un ordre immuable
présidait à son déroulement, renouvelant les
mêmes scènes, provoquant les mêmes paroles,
suscitant les mêmes banalités. Un oubli déclenchait
un drame.
J'entends encore mes tantes évoquer ce jour
mémorable.
Ma grand'mère attachait une importance
primordiale à la
visite due par ses filles à l'oncle Paul et à la tante
Marguerite. C'était une obligation annuelle qui coûtait
à tous. Tous cependant s'y soumettaient. Les recommandations de
la maman se succédaient, impérieuses :
- N'acceptez rien. Ne vous attardez pas. Soyez
polies. Retenez bien ce qui sera dit ...
Ces matins d'années comptaient parmi les plus
déplaisants
souvenirs de jeunesse de ma mère et ses soeurs. Elles riaient en
se les rappelant, mais je comprenais d'autant mieux leur
anxiété passée que j'ai connu à mon tour
les affres de cette visite.
Toutes les trois près de la porte se
poussaient du coude.
- Entre la première ! ...
C'était l'aînée, ma tante
Louise, qui finalement
affrontait en tête de file le salon où l'oncle et la tante
se tenaient assis dans de grands fauteuils, près du feu de bois
crépitant dans la cheminée de marbre blanc.
Tante Marguerite se levait, posait sur un
guéridon ses lunettes
et son ouvrage, puis accueillait gentiment les enfants qui, tous trois
à la fois, débitaient leur compliment. L'oncle demeurait
assis, presque indifférent, semblant porter un
intérêt extrême au jeu des flammes qui se
reflétaient sur son visage.
- Paul ! Ce sont les petites !
Il daignait tourner la tête. Alors les enfants
défilaient,
en baissant les yeux, comme des petites filles sournoises et qui
étaient seulement apeurées. Elles se laissaient embrasser
sur le front, de l'émoi plein le coeur comme elles l'eussent
fait si elles avaient rencontré l'ogre des contes. Elles
subissaient une série de questions qui les mettaient dans un
profond embarras.
- Avez-vous été sages à l'école ? Mon petit
doigt m'a dit que vous aviez mal travaillé !
Pendant cet examen, tante Marguerite sortait des
friandises d'un bahut.
Les fillettes commençaient à rougir. L'instant crucial
approchait.
- Venez là, mes mignonnes, j'ai pour vous quelque chose ...
Les trois otages balbutiaient, se récusaient.
Comment concilier
les recommandations de la maman et les bontés de la tante ?
L'ogre grognait dans son fauteuil :
- Pourquoi insister ? Leur mère les grondera d'avoir
accepté ton cadeau.
La visite s'achevait. Tante Marguerite reconduisait
ses nièces
jusqu'à la porte en soupirant :
- J'aurais tant souhaité que vous emportiez au moins une orange.
Enfin ! ... Dites à votre maman que je prierai le bon Dieu
à son intention.
Louise, Marthe et Marie retrouvaient avec
soulagement le pavé de
la rue. Pour se détendre elles couraient jusqu'au logis, sans
s'arrêter. Elles racontaient la scène à ma
grand'mère qui les réconfortait en tirant la conclusion
de cette visite :
- Nous voilà tranquilles pour un an !
D6 Le second échec de Paul
Trégarec
Leurs déclamations sont
comme des épées :
Elles tracent dans l'air un
cercle éblouissant
Mais il pleut toujours quelques
gouttes de sang.
Alfred de Musset.
Sans rien abandonner de son autorité, Paul
Trégarec,
sentant l'âge s'appesantir sur ses épaules, s'occupait
moins activement de son industrie, qui, d'ailleurs, continuait de
prospérer. Ses deux fils aînés avaient
hérité de ses qualités et, grâce à
Dieu, fort peu de ses défauts. Ils brassaient de multiples
affaires, voyaient leurs bénéfices s'accumuler,
s'intéressaient à des exploitations nouvelles, traitaient
avec les banques, sollicitant du crédit, n'en accordant jamais.
Bref ils étaient devenus de très importants personnages
sans avoir transgressé les lois habituelles du commerce. Ils
jouissaient de la considération de la ville, du
département, voire de leur province.
Les clients en étaient venus à ne plus
connaître
qu'eux. Ils oubliaient le père avec d'autant plus d'empressement
qu'ils ne s'étaient pas toujours félicités des
contrats souscrits sous son règne avec les établissements
Trégarec. Mon grand-oncle avait l'esprit trop avisé pour
se prévaloir de ses droits de fondateur et de
propriétaire. Il s'effaçait opportunément par
tactique commerciale. Il n'en dirigeait pas moins la marche des
affaires et se réservait la signature, cette clé des
entreprises qui vaut bien celle du coffre-fort. Rien n'échappait
à sa sagacité.
Moins absorbé par les soucis de la direction,
déchargé de l'initiative, il employait les loisirs qu'il
s'accordait à une surveillance qui tenait plus de la basse
police que du contrôle. Chaque soir, il se faisait remettre la
copie de la correspondance, les factures, le registre-journal et se
livrait, tard dans la nuit, à des pointages qui lui apportaient
la certitude que tout fonctionnait pour le mieux. Parfois, il arrivait
inopinément à l'usine. C'était obligatoirement
à ses jours d'humeur noire. L'usine était beaucoup plus
son domaine que celui de ses fils. Il en connaissait les moindres
recoins, les possibilités de travail, le rendement, car il avait
vu s'édifier peu à peu, puis prendre sa pleine extension,
cette entreprise conçue par son frère et lui-même.
Aussi consciencieux que soit un ouvrier, il
éprouvait à
certains moments de la journée le besoin de se détendre,
à moins qu'il ne se prenne d'intérêt pour le
travail d'un compagnon ou qu'il se plonge dans la réflexion, ce
qui, en vérité, est la marque d'une main d'oeuvre
sérieuse. Paul Trégarec, les mains au dos, le chapeau sur
les yeux, guettait ces instants là. Alors il éclatait,
tempêtait, avec une insolence outrancière, agitait les
bras, puis, après avoir jeté quelque reproche aussi
injurieux qu'injuste, s'en allait, satisfait de lui-même, en
traînant un peu la jambe (un rhumatisme, disait-il) cingler ses
fils de critiques imméritées.
Sa colère tombait après son
inévitable conclusion
:
- Si je n'étais pas là pour veiller à tout vous me
conduiriez vite à la faillite.
Après cet éclat il s'octroyait des
jours de répit,
comme le cocher se laisse aller à la béatitude, sur le
siège de sa voiture, après avoir stimulé son
cheval d'un vigoureux coup de fouet.
Mon grand oncle n'était pas homme à
s'abandonner
longtemps à la méditation, à la lecture, aux
travaux de l'esprit. Il lui fallait, pour vivre pleinement, du
mouvement et des adversaires. Il ne se sentait heureux que dans
l'attaque, devant des difficultés à vaincre. Alors, ses
moyens rassemblés, il menait le jeu, sans trop de scrupules, et
marquait les points d'un rire sardonique qui secouait son ventre
obèse et faisait tinter les breloques de sa chaîne d'or.
Il avait définitivement divisé la
population de notre
petite ville en deux groupes. Dans le premier il rangeait ceux qui
l'adulaient par vanité ou le servaient par intérêt.
Dans le second, il entassait pêle-mêle tous les autres,
sans rang de classe ou de fortune. Ils n'étaient pour lui qu'un
magma informe de gens auxquels il déniait quelque valeur, qu'il
accablait de son mépris et de ses sarcasmes et qui, selon sa
propre appréciation, ne comptaient pas.
- Je n'ai pour ennemis que les sots, disait-il, ce qui flattait ses
courtisans et poussait nombre de ses compatriotes à se courber
devant lui, à ménager son orgueil pour mieux se concilier
sa bienveillante neutralité.
- Il est si riche! expliquaient les pleutres pour se justifier de leur
lâcheté. L'argent lui confère tous les droits, et
il est préférable, le sachant vindicatif, de n'être
pas de ses ennemis.
Un seul homme osait afficher à son
égard une franche
hostilité dont l'origine se perdait dans le temps.
C'était Maître Coroller, notaire et maire de la commune.
Comment celui-ci avait-il pu, alors qu'il ne bénéficiait
pas du soutien du clan Trégarec, bloquer sur son nom la
majorité des suffrages et se faire élire premier
magistrat ? L'explication de cette anomalie tient en peu de mots :
notre petite ville ignorait les luttes politiques et, lors des
élections, ne connaissait qu'une liste de candidats. Elle
triomphait obligatoirement à chaque scrutin et Maître
Coroller était maire depuis une éternité.
Les affaires l'absorbant moins, mon grand-oncle
décida de
régler son compte au notaire. L'échec qu'il avait
essuyé en sollicitant la cession du pré aux
chèvres lui tenait solidement au coeur. Il avait vengeance
à assouvir et s'en frottait les mains avec une joie sadique.
Un jour, une nouvelle passionnante courut la ville,
semant la
stupéfaction : Paul Trégarec serait candidat aux
prochaines élections ! Les commentaires allaient leur train, un
train d'enfer. Déjà l'on citait ses co-listiers en
pouffant de rire. Polyte Guillou, le marchand de toile, Célestin
Larvor, le boucher à la langue bien pendue, abandonnaient
Maître Coroller pour se joindre à l'industriel.
- Bien joué! s'esclaffait le pharmacien en débitant des
"louzou prenvet", des remèdes contre les vers, qui
étaient sa spécialité. C'est gagné
d'avance, Monsieur Trégarec sera élu.
Maître Coroller se taisait et souriait.
Oserait-il affronter la lutte ou laisserait-il le
champ libre à
son adversaire ? Chacun se le demandait quand on apprit qu'il
s'était rendu discrètement au presbytère. Sans
doute était-il allé solliciter l'avis de Monsieur le
Curé, l'abbé Guiwarch, qui avait été
professeur de philosophie avant de recevoir des mains de Monseigneur la
mosette de curé-doyen. C'était un homme qui imposait le
respect autant par l'austérité de sa parole que par ses
lunettes d'or et les gants de peau noirs qu'il n'omettait jamais de
passer quand il sortait du presbytère, ne fut-ce que pour se
rendre à l'église. Son autorité était
grande et nul ne transgressait ses avis. Tout au moins ouvertement.
Que s'étaient dit le curé et le
notaire ? Personne ne le
sut. Mais, à l'issue de cette entrevue, Maître Coroller
annonçait qu'il solliciterait le renouvellement de son mandat,
quelles que soient les candidatures adverses. Enfin la ville allait
avoir une vraie bataille électorale, et chacun s'en
félicitait, notamment les hommes, car les distractions leur
manquaient quand ils avaient épuisé les joies de la
pêche, de la chasse, de la partie de boules ou de la promenade
à petits pas, en famille, jusqu'à la grande gare.
Tard dans la soirée, une nouvelle information
sensationnelle
volait de porte en porte, diffusée par Soize Congard qui
occupait une fonction de la plus haute importance puisqu'elle servait
à la fois l'église et la mairie et qu'elle
émargeait au budget communal. C'était elle qui allait
dans les rue, agitant "ar c'hloc'hig an Ankou", la clochette de la
mort, et criait les noms des trépassés avant d'inviter la
population à prier Dieu pour le repos de leurs âmes.
C'était une petite bonne femme pénétrée de
l'importance de son rôle. Toujours revêtue de son
châle noir à reflets verdâtres et chaussée de
brodequins à clous, elle avait le visage solennel qui convenait
à sa charge. Soize, personne sérieuse, était en
tous points digne de foi. De mémoire d'habitant, elle n'avait
jamais crié la mort d'une créature de Dieu qui ne fut
réellement et définitivement passée au royaume des
ombres. Si elle affirmait avoir vu Monsieur le Curé entrer chez
Paul Trégarec à la faveur de la nuit, ce ne pouvait
être que la stricte vérité. Mais allez donc deviner
ce qu'il adviendrait de cette discrète
visite.
Dans les familles, sous la lampe, la soirée
s'écoula en
commentaires, les hommes discutant ferme et célébrant les
mérites du candidat de leur coeur. Les femmes, tout en
tricotant, mêlèrent des épices à la
conversation, puis, prises de scrupules tardifs, s'en remettaient
à la volonté de la Providence, qui avait l'habitude de
s'exprimer par la bouche du curé-doyen.
- Il faut attendre que Monsieur l'abbé Guiwarch ait dit ce qu'il
en pense.
Les jours passaient et le curé ne se
prononçait pas.
Rares étaient les personnes qu'il recevait, encore avait-elles
toutes de sérieuses raisons dogmatiques pour être admises
à s'entretenir avec lui. Mais les passions étaient si
déchaînées et le désir de connaître
l'opinion du pasteur si grand que les visiteurs risquaient au cours de
l'entretien, la question qui brûlaient leurs lèvres :
- Que pensez-vous des élections ?
Monsieur le Curé joignait les mains, baissait
les
paupières derrière ses lunettes d'or et murmurait :
- Le bon Dieu a déjà fait son choix. A nous de le suivre
dans la voie qu'il a tracée, en votant selon notre conscience,
pour l'homme que nous jugeons le plus digne et le plus apte à
diriger les affaires de notre commune.
Il ne citait aucun nom et se tenait avec
habileté dans la plus
stricte neutralité, ce qui exaspérait les paroissiens,
accoutumés à sa parole autoritaire et les plongeaient
dans la perplexité, sinon dans le désarroi.
Après avoir, comme il le disait,
"laissé venir les
événements", Maître Coroller montrait soudainement
une grande combativité. Il débutait sa tournée de
propagande et revoyait les électeurs individuellement.
Contrairement à ce que l'on pourrait penser, il ne leur parlait
pas des élections. Il mettait même un point d'honneur
à n'y faire aucune allusion.
Ma grand'mère, en tant que femme, ne comptait
guère dans
la bataille engagée (Note
3). Elle eut cependant la faveur d'une visite
du maire. Si elle n'en manifesta pas de surprise, les voisins, en
revanche, ne célèrent pas leur étonnement. Nul
n'ignorait que Maître Coroller était le notaire de mon
aïeule, mais en ces journées ardentes où tout
passait au crible de l'opinion publique, cette entrevue suscita des
réflexions en rapport avec l'inimitié qui opposait Mme
Trégarec à son beau-frère.
Les deux adversaires consolidaient leurs avantages
et la confusion
était telle que le pharmacien reconsidérait son opinion
première en se mouchant longuement et bruyamment derrière
ses bocaux de faïence.
- Tous les deux ont leur chance, expliquait-il. Monsieur
Trégarec est influent et avisé. Maître Coroller a
pour lui d'être maire sortant. Son dévouement est connu.
Son expérience est certaine. Ils ont leur chance ...
Le dimanche qui précéda les
élections, un incident
se produisit, banal en lui-même, qui décida du scrutin. Le
clergé quêtait au bénéfice du Grand
Séminaire et, selon la coutume, au cours de la messe, un
prêtre monta en chaire pour énoncer les sommes recueillies
et citer les noms des généreux bienfaiteurs. La
méthode produit d'excellents résultats, car en flattant
l'amour-propre elle stimule les largesses. Les records, qu'ils soient
de vitesse ou de prodigalité, soulèvent toujours
l'admiration des foules et assoiffent d'ambition les néophytes.
D'une voix monocorde l'abbé dévidait ses litanies de noms
et de chiffres. Il y eut un mouvement de têtes quand il
annonça :
- Monsieur Trégarec, mille francs, ...
Le suisse, en uniforme chamarré, hallebarde
à la main et
bicorne à plumes sur la tête, ne put réprimer un
sourire à l'encontre de ses habitudes. Il était menuisier
de son état, travaillait à l'usine du champ de foire et
servait l'Eglise le dimanche, en revêtant des bas blancs, des
escarpins de style et une large étole rouge bordée d'or
qui lui rayait le corps en diagonale. Des noms tombaient dans
l'indifférence. Tout à coup, l'un d'eux fit dresser
toutes les coiffes :
- ..., Maître Coroller, quinze cents francs, ...
L'abbé marqua une pause. Il ne pouvait mieux
faire. S'il avait
chanté, il eut poussé un point d'orgue. Le suisse toussa
pour reprendre son assurance. Une note insolite, quoiqu'en
trémolo, s'échappa de l'harmonium que tenait Soeur
Saint-Jean.
Monsieur le Curé avait à peine
achevé l'Ite missa
est que l'assistance se précipitait vers les portes dans sa
hâte de commenter l'incident. Sur la place de l'église,
des groupes se formaient, échangeaient des impressions.
- ..., Maître Coroller, quinze cents francs, ...
Pour un succès, cela en était un ! Le
notaire partait
gagnant, mon grand-oncle placé.
- Evidemment, déclaraient les logiciens, Monsieur le Curé
ne peut pas prendre parti.
La semaine fut lourde d'un orage qui ne devait
éclater que le
dimanche. A l'ouverture du scrutin, les deux adversaires se
trouvèrent face à face dans la salle aux murs
délabrés qui occupe le rez-de-chaussée de la
mairie et qu'éclairent trois hautes fenêtres donnant sur
la rue. Des pécheurs encombrés de gaules,
d'épuisettes et de provision de bouche attendaient le moment de
se libérer d'une obligation à laquelle ils ne pouvaient
décemment pas se soustraire.
Mon grand-oncle s'avança vers Maître
Coroller,
mi-souriant, mi-provoquant.
- C'est bien mon droit d'être là, n'est-ce pas ?
- Comme c'est mon devoir, cher Monsieur ! répliqua le maire.
A l'heure du dépouillement une foule bruyante
se pressait aux
abords de la mairie qui, de mémoire de citoyen, n'avait jamais
connu pareille animation.
Le résultat fut proclamé. La liste de
Maître
Coroller l'emportait à une forte majorité.
Mon grand-oncle connut ce soir là la plus
cruelle humiliation de
sa vie. Une humiliation sans appel devant le Destin. Une humiliation
qu'aucune possibilité de vengeance ne permettait
d'atténuer.
Elle devait sonner l'heure de son déclin.
D7 Le caveau de famille
Les croix du cimetière
étroit,
Les bras des morts que sont ces
croix,
Tombent comme un grand vol,
Rabattu, noir, contre le sol.
Emile Verhaeren.
Paul Trégarec supporta mal son second
échec
électoral. Il avait été intimement
persuadé, en faisant acte de candidature, que la ville attendait
ce geste comme le peuple hébreu vivait dans la venue d'un
messie. Son orgueil l'enivrait, et son entourage, courbé sous sa
férule, n'osait pas lui dire la vérité et encore
moins lui adresser des remontrances qui l'eusse peut-être
ramené à une plus humble conscience de sa
personnalité.
Il lui importait peu, en vérité, de
ceindre
l'écharpe de maire, quoique cette perspective satisfaisait son
amour-propre. A ses yeux sa victoire eut surtout marqué
l'effondrement public de Me Coroller qu'il exécrait. Sa vie
n'avait été jusqu'alors qu'une suite ininterrompue de
rivalités et de luttes à tel point que son
caractère recherchait de préférence les
difficultés que soulève la fréquentation des
hommes. Les jours monotones et sans discussion lui étaient
odieux et il s'en vengeait sur ses proches en manifestant une hargne
qui, pour l'aider à vivre, rendait irrespirable
l'atmosphère du foyer.
Sa défaite l'accabla. Les illusions, qu'il
avait
caressées durant plusieurs semaines, s'évanouissaient
brutalement à la lueur des chiffres qui consacraient son
échec. Un rideau venait de se déchirer, laissant
apparaître la vérité : la ville, sa ville, lui
préférait son ennemi. Il en éprouva comme une
honte soudaine. Le scrutin le condamnait plus sévèrement
que ne l'aurait fait un tribunal en lui infligeant une peine infamante.
Il lui semblait qu'il était victime d'une trahison, qu'on
l'accusait sans lui permettre de se défendre. Son mépris
de la société se transforma en dégoût du
prochain. Ses nuits furent troublées par les cris imaginaires
d'une foule déchaînée hurlant sous ses
fenêtres des menaces de mort et il croyait y reconnaître
les voix qui lui lançaient des injures. Le bruit de ces ombres
furieuses lui martelait la tête. Des spectres s'avançaient
vers son lit et il se réveillait trempé de sueur.
Il n'osa plus sortir, craignant de rencontrer des amis qui se fussent
apitoyés sur sa malchance et surtout d'être salué
par des hommes qui le détestaient et l'avaient berné. Il
en vint, dans le silence de sa demeure, replié sur
lui-même, à analyser ses sentiments, à dresser le
bilan de sa vie. Talonné par les affaires, l'esprit toujours
tendu vers l'avenir, il n'avait guère jeté de regard en
arrière que pour s'estimer satisfait de sa constante ascension.
Et voici que, blessé dans son orgueil, il s'immobilisait
à mi-route de l'étape comme si sa volonté
s'était frappée de paralysie. Ses yeux hagards
paraissaient ne plus reconnaître le milieu où il se
mouvait et son esprit s'efforçait de rassembler des souvenirs
fuyants.
L'image de ses fils, qui étaient sa
fierté, s'imposa
à sa mémoire et il s'y accrocha. Il se souvint, par
déduction, qu'il avait partagé avec son frère la
douce affection d'un père, ce qui l'entraîna à
penser que ce père et ce frère étaient bien
oubliés. Il eut brusquement peur que ses propres enfants ne le
paient un jour d'une semblable ingratitude. Son entendement repoussa
cette idée désespérante, mais elle le poursuivit,
lancinante, au point de devenir intolérable.
Il raisonna pour tenter de s'apaiser. Qu'importait
après tout
que ses fils l'oublient quand il ne serait plus de ce monde pour le
constater. Mais quelques bribes de croyance chrétienne se
réveillaient en lui. Il voyageait dans l'éternité
et retrouvait ses morts. La fortune l'avait détaché de sa
filiation et il constata qu'il n'avait même plus au coeur le
culte des disparus qui fut la religion des hommes primitifs.
L'effroi et le dégoût de lui-même
le saisirent
à la gorge. Etait-il trop tard pour réparer les erreurs
que lui reprochait sa conscience ?
Trop tard ? L'expression le glaça. Il fit le
décompte de
ses étés et de ses hivers et sentit ce pied qui lui
faisait mal et ralentissait sa marche, lui donnant l'impression de
traîner un boulet comme celui des forçats. Il ne lui
manquait que d'entendre le cliquetis des chaînes, le grincement
des verrous; mais son oreille percevait seulement les coups du marteau
qui enfonce de longs clous dans les cercueils de chêne.
Dès lors, son esprit fut constamment
hanté par la mort.
Non pas tellement qu'il en eut peur, mais l'orgueil, l'orgueil
toujours, lui emplissait la tête de regrets. Il repoussait les
renoncements. Il maudissait le Dieu qui l'obligeait à tout
abandonner, ses biens surtout, progressivement amassés par
l'effort et la ruse. Il savait que son ultime colère serait
impuissante, que l'on ne traite pas avec la mort et que l'adresse et
les subtilités de l'esprit ne servent de rien quand elle a
jeté son dévolu sur un homme. Ces vérités
éternelles l'obsédaient et, comme un mirage, le
cimetière avec ses grands ifs, droits tels des cierges noirs le
long des allées, lui apparaissait dans sa lugubre
netteté. Il y chercha la place qui lui était
destinée. Reposerait-il auprès de son père et de
sa mère dans la modeste sépulture entourée d'une
grille dont la porte grinçait et fermait mal ? Son frère
dormait à quelques pas de là, seul, dans un caveau de
granit surmonté d'une croix. Tout cela était bien
misérable. Paul Trégarec, que diable ! méritait un
autre sort.
Regarder l'avenir bien en face et vouloir en
disposer à son
gré, c'est encore lutter. Dans un sursaut de fierté il
décida de construire un mausolée digne de lui et du nom
des Trégarec. Cette idée amena un sourire sur ses
lèvres amères et il sortit de sa torpeur.
Comme le laboureur de la fable, sentant venir sa
mort prochaine, il fit
appeler ses trois fils et leur tint ce langage :
- J'ai beaucoup travaillé dans ma jeunesse et si je n'ai pas eu
toutes les satisfactions que j'étais en droit d'attendre des
hommes, j'ai du moins celle d'avoir amassé une fortune dont vous
profiterez. Votre grand-père n'était pas riche.
J'aimerais que vous vous en souveniez toujours. Sa mémoire ne
peut être pour vous que de bon exemple. Entendez bien : les
parents, quand ils précèdent les fils dans la mort, les
suivent sans cesse dans la vie et jugent leurs actes. Nous leur devons
une reconnaissance infinie que nous ne pouvons leur témoigner
que par la ferveur de notre souvenir.
- Si je venais à mourir, et cela se produira un jour ou l'autre,
je sais que vous aurez de la peine, car vous êtes de bons fils.
Mais ce que je peux vous dire aujourd'hui, c'est que j'aimerais
à reposer près de mes parents, et que, lorsqu'à
votre tour vous disparaîtrez, le plus tard possible, vous veniez
nous rejoindre sous la même pierre. Vous penserez peut-être
qu'il est stupide de dire ce que je dis, mais je crois qu'il est moins
triste pour un mort d'être aux cotés des siens. Jeunes et
plein de santé comme vous l'êtes, vous réprouvez
mon angoisse, mais je voulais vous communiquer mes sentiments avant de
vous associer au projet que j'ai formé de construire un caveau
de famille. J'ambitionne d'y déposer les restes de vos grands
parents et ceux de votre oncle Jean. A ce propos, Jacques, il te faudra
voir ta tante, et sans me mettre en cause, la décider à
se joindre à nous pour cet hommage à nos défunts.
Ceci dit, je n'ai pas l'intention de mourir. Oh ! mais pas du tout,
malgré ce bougre de pied qui me fait souffrir. Priez donc
à l'occasion, rien ne presse, le docteur Tossoul de venir
jusqu'ici. Mais dites lui qu'il ne se dérange pas
spécialement pour moi.
Ainsi fut décidé la construction du
majestueux monument
qui se dresse dans l'allèe principale du cimetière de ma
petite ville. Il en fut longtemps la curiosité, je n'ose dire
l'attrait, avec son dallage de granit, et son cénotaphe de
marbre noir qui, les jours de pluie, luit comme du jais. La mode et la
vanité s'en mêllant, car il existe une mode funèbre
à laquelle les morts sont étrangers, ce monument a
été surpassé depuis en somptuosité par des
monuments plus grandioses construits en matériaux plus
flatteurs.
Mes oncles, fidèles aux
recommandations de leur père, ont
acquis les concessions voisines et dressé une chapelle
prétentieuse, d'un style qui veut être gothique, et sur le
fronton de laquelle se lit l'inscription : "Famille Trégarec".
Ces deux mots lancent une sorte d'affirmation; mais non loin, dans une
allée secondaire, sur une tombe modeste qui m'est chère,
apparaît, comme un défi, la même inscription :
"Famille Trégarec".
C'est que les choses ne s'arrangèrent pas
comme mon grand-oncle
l'avait décidé.
Au cours d'une visite à ma grand'mère,
l'oncle Jacques
voulut s'acquitter de la mission dont l'avait chargé son
père. Il le fit avec sa bonhomie respectueuse et beaucoup de
précautions oratoires car il n'ignorait pas l'inimitié
qui opposait l'industriel et sa belle-soeur.
Mon aïeule, avec cette intuition native des
femmes qu'elle
possédait à un haut degré, devina la manoeuvre
dont elle était l'objet et opposa un refus catégorique.
- Il n'est pas dans mes intentions de blâmer l'exhumation de tes
grands-parents. Rien d'ailleurs ne m'y autoriserait. Je pense seulement
qu'ils ont été bien longtemps oubliés. Mais ils
ont dans le ciel d'autres satisfactions, et combien plus nobles, que de
savoir leur corps dans un riche caveau.
- Tu ne les as pas connus, Jacques !
- Ils étaient bons et honnêtes. Leur humilité
s'affirma durant toute leur vie et s'ils pouvaient exprimer aujourd'hui
leur sentiment à l'égard de ton projet, je gage qu'ils te
prieraient de les laisser en paix. Le Bon Dieu a trop gâté
les vivants en leur épargnant d'avoir à consulter les
morts avant de disposer de leur mémoire. Aussi abusent-ils de
leur privilège en faisant parler les disparus, en leur
prêtant des propos qu'ils n'auraient jamais tenu s'ils avaient
vécu, en se servant de leurs noms pour excuser leur propre
ambition. Les morts ne protestent jamais. C'est dommage, car il y
aurait moins d'hypocrisie en ce monde.
- Quand j'observe, au cours de mes visites au cimetière, la mine
contrite de certaines gens et que je vois couler leurs larmes, je
regrette que le Christ de l'Evangile n'apparaisse pas sur le champ, non
pour renouveler le miracle de Lazare, mais seulement pour proposer
à ceux qui manifestent un chagrin intempestif la
résurrection du défunt.
- Crois en mon expérience, Jacques, l'offre du Sauveur ne
serait pas acceptée. Il est indispensable pour le bonheur
terrestre que les morts ne reviennent plus à la vie.
- J'imagine sans peine que ton père est humilié
devant la trop modeste tombe de ses parents. En vérité,
il s'en accommoderait si les riches familles de la ville, les marchands
de chevaux de vin ou de toiles, les épiciers et les
quincailliers fortunés, n'avaient pas placé leur orgueil
dans la construction de caveaux et de monuments luxueux. Son
amour-propre est battu en brèche et il le supporte mal. Je le
connais bien et je devine ses sentiments. Qu'il fasse comme bon lui
semblera mais ce que j'ai à dire dans cette affaire, mon petit
Jacques, et tu es trop sensible et tu as trop de bon sens pour ne pas
me comprendre, c'est que le corps de ton oncle, que Dieu ait son
âme !, demeurera où je l'ai placé en attendant que
j'aille le rejoindre.
Jacques Trégarec était fort
gêné du refus de
ma grand'mère. Peu lui importait que mon aïeule
n'apportât pas son accord au projet qu'il avait reçu
mission de soumettre. Sans doute dans sa simplicité native
partageait-il ses sentiments; mais il fallait communiquer ce refus
à son père et il appréhendait cet instant.
- Ce sera, pensait-il, une belle colère.
Il n'en fut rien.
Quand mon grand-oncle apprit ce qu'avait
été la
réplique de ma grand'mère il garda le silence,
prétexta une vive douleur de son pied malade et se retira dans
sa chambre.
D8 L'agonie de Paul Trégarec
Tais-toi le ciel est lourd, la
terre te dédaigne.
A quoi bon tant de pleurs si tu
ne peux guérir.
Sois comme un loup
blessé qui se tait pour mourrir
Et qui mord le couteau, dans sa
gueule qui saigne.
Leconte de Lisle
Pourquoi ce mercredi là étais-je
demeuré rue des
Halles ? Je ne puis l'expliquer. Mais je me revois dans le magasin de
nouveautés, plein de clientes encombrées de paniers.
Je me tenais près de ma grand'mère,
assise à la
caisse, qui était une sorte de pupitre élevé,
noir, austère, dont la seule fantaisie consistait en une bordure
de fuseaux comme en comporte le style Henri II. Elle dominait les
comptoirs sur lesquels se déroulaient les pièces de
mérinos, de serge, de cotonnade, de tulle, que dix mains avides
palpaient à la fois.
Sans oublier d'inscrire les débits,
Grand'mère bonjourait
les campagnardes, s'enquérant de leur santé, de
l'âge de leurs enfants. Elle ne négligeait pas davantage
la surveillance des vendeuses occasionnelles et inexpertes. Elle savait
intervenir au moment opportun.
- Jeanne, si ce dessin ne plaît pas à Madame Bodiou, vous
pourrez lui proposer l'article que nous avons en réserve. Je
suis certaine que l'écossais bleu fera l'affaire.
Sur la rue, devant la double porte largement
ouverte, des femmes de la
côte, reconnaissables à leurs coiffes de cretonne en forme
de capeline, s'alignaient le long du trottoir et caquetaient entre
elles. Elles venaient vendre les fruits de la mer qu'elles
étalaient sur des serviettes ou des mouchoirs posés
directement sur le pavé : là des crevettes encore
vivantes mêlées au goémon couleur d'iode ; à
côté des pyramides de briniques (note 5) et de moules ; plus loin,
des ormeaux que les savants nomment haliotides et qui, frits à
la poêle, comme des escalopes, exigent d'être battus pour
être tendres.
Les halles bruissaient ainsi qu'une ruche, en mai,
lorsque les foins
sont hauts et les genêts en fleurs. L'accès de
l'épicerie Guillerm devenait difficile, tant les monceaux de
carottes, de poireaux, de choux étaient nombreux et importants,
tant aussi se groupaient les paysans, peu décidés
à abandonner leur part de chaussée quand ils discutaient
de leurs récoltes et de l'exigence des propriétaires.
Le marché battait son plein ; la ville,
sortie de sa
léthargie, s'ébrouait au soleil.
Mon oncle Jacques, dont la présence dans les
ateliers du Champ
de Foire eut dû s'imposer en ce jour d'envahissement rural, entra
d'un pas rapide dans le magasin et se dirigea vers grand'mère.
Il lui jeta à la hâte quelques mots que je ne compris pas.
La visite était inattendue et ma grand'mère montrait une
vive surprise. Elle posa son porte-plume, ôta les lunettes dont
elle usait pour écrire et, prenant son neveu par le bras,
l'entraîna vers la salle à manger où ils
s'enfermèrent.
Les vendeuses comprirent qu'une circonstance
exceptionnelle pouvait
seule bouleverser ainsi les habitudes. Elles s'interrogeaient :
- Que se passe-t-il ?
Le temps de l'absence de ma grand'mère me
parut long. Je n'osais
cependant pas la rejoindre, car mon oncle Jacques, malgré sa
bonté, m'intimidait. Enfin la porte s'ouvrit. Mon aïeule
revenait à la caisse tandis que Jacques Trégarec quittait
le magasin aussi rapidement qu'il y était entré.
Une cliente désirait un châle à
franges de soie,
d'un rose plus vif que ceux proposés par la vendeuse.
- Nous aurons un nouveau choix mercredi prochain, lui lança
Grand'mère en réajustant ses lunettes. Si vous
n'êtes pas trop pressée revenez donc nous voir. Nous
attendons des modèles plus récents que ceux-ci et dans un
plus grand choix de teintes.
Sa voix était calme et les personnes présentes
estimèrent que la visite de Jacques Trégarec n'offrait
pas le caractère de gravité supposé lorsqu'il
était entré dans le magasin.
Dans la soirée, alors que l'angélus
tintait et que la
ville retrouvait sa torpeur, ma tante Louise vint, comme elle en avait
l'habitude, embrasser sa mère. Chaque mercredi, elle
communiquait le bilan de son marché et venait s'enquérir
de celui du magasin de nouveautés auquel elle ne cessa jamais de
s'intéresser, autant par goût que par sollicitude pour ma
Mémée. Je l'attendais avec impatience. Les chiffres
qu'elle énoncerait
ne signifierait pas pour moi le succès ou l'échec du
marché ; mais la coutume voulait que l'on servit en son honneur
un verre de madère et une tarte aux pruneaux. De là ma
hâte de l'accueillir.
Cette tarte aux pruneaux, chef d'oeuvre hebdomadaire
de Marie Cam
était le régal de tante Louise. Le mien également.
Elle se confectionnait sur une énorme plaque de tôle et se
cuisait au four du boulanger. La pâte, le sucre, les fruits
s'amalgamaient, se caramélisaient pour la plus noble
satisfaction des yeux et du palais. Aux années heureuses de ma
vie, j'ai souvent demandé que l'on me préparât de
la tarte aux pruneaux. Chacune de mes tentatives ne m'a apporté
que déception. La recette de Marie Cam est perdue à
jamais et il ne m'en reste que le souvenir, mais quel souvenir !
Tante Louise, ce soir là, ne cita pas de
chiffres en s'asseyant
sous la lampe.
- L'oncle Paul ne va pas, dit-elle. Le docteur Tossoul a appelé
en consultation un chirurgien qui a décidé sur le champ
de couper la jambe malade. La gangrène, paraît-il.
- Je le sais, répondit grand'mère.
- Oui, ce soir, tout le monde le sait, répartit ma tante qui
poursuivit :
- Monsieur le curé l'a extrêmisé. Les
visites sont
interdites mais peut-être ferais-je bien d'aller prendre des
nouvelles avant la nuit ?
- C'est une bonne idée, fit grand'mère qui classait des
factures et semblait oublier la tarte aux pruneaux.
Je crus nécessaire de la rappeler aux
substantielles
réalités. Marie Cam apporta les verres et tante Louise
disposa des assiettes sur
la table après avoir relevé le tapis de peluche verte qui
la recouvrait. Puis ce furent les inévitables échos du
marché et les chiffres que j'attendais. Telles les bonnes
vieilles qui, à la grand'messe, somnolent durant le
prêche, je m'isolais par l'esprit pour mieux savourer la
merveilleuse pâtisserie, sans oublier de vider auparavant mon
verre de madère.
Quand mes doigts furent correctement
léchés je repris de
l'intérêt pour la conversation.
- Jacques, expliquait mon aïeule, est venu cet après-midi,
en plein marché, me mettre au courant de l'état de son
père. Il était très inquiet. Le médecin ne
croit pas que l'on puisse enrayer le mal. Jacques aurait voulu que je
me rende au chevet de Paul, mais je n'en ai pas l'intention. Cet homme
ne m'est rien depuis la mort de ton père. Cependant, je
comprends que tu prennes des nouvelles. Je t'y encourage même.
C'est ton oncle.
Tante Louise repartit vers sa boucherie et j'allais
faire ma cour
à Marie Cam dont je connaissais la susceptibilité et
l'amour-propre de cuisinière.
- La tarte était-elle bonne ? me demanda-t-elle
- Oh ! oui !
Cette approbation lui suffisait car j'y mettais
l'accent convenable.
L'excellente fille était satisfaite et j'avais désormais
l'assurance que le mercredi suivant Marie s'emploierait à
réussir la tarte aux pruneaux.
La matinée du jeudi ne pouvait se passer sans
que je me rende
chez les Rolland où ma présence auprès de
Joséphine me paraissait indispensable. Ce lendemain de
marché voyait s'abattre sur la ville une nuée de
mendiants, femmes en haillons et malpropres, vieillards tremblants et
chevrotants, enfants bruyants et insolents. Ils allaient de porte en
porte, la besace en bandoulière. D'où venaient-ils ? Ils
étaient si nombreux que l'on eut pu croire à
l'assemblée générale des gueux de Bretagne. La
campagne, fort pauvre à l'époque, en fournissait une
bonne partie. Mais les professionnels du paupérisme organisaient
leur cycle sans fin de manière à se trouver en notre
localité chaque jeudi matin. Tous défilaient en une
procession turbulente, s'efforçant de se devancer l'un l'autre,
pour frapper les premiers aux portes accueillantes. Ils acceptaient
tout ce que l'on voulait bien leur offrir et remerciaient d'une
pâtrenotre incompréhensible.
Marie Cam, bourrue et sans indulgence, se chargeait
de recevoir les
mendiants qui se présentaient chez grand'mère. Elle
préparait une corbeille de quignons qu'elle réservait aux
habitués qui avaient su par quelque flatterie gagner sa faveur.
La distribution n'offrait aucun attrait.
Chez les Rolland, au contraire, tous les
quémandeurs
étaient assurés d'être entendus. L'obole
était de moindre importance que celle de ma grand'mère,
mais nul ne repartait les mains vides. Ne se présentait chez
eux, il faut le dire, que ceux que poussait vraiment le besoin ; les
autres pourchassaient plutôt l'argent ou le vin.
Je me souviens d'un vieil homme - avait-il
été jeune ? -
qui, voûté, marchait péniblement en s'appuyant sur
deux cannes. Il avait la tête que les peintres prêtent
à Saint Pierre : un crâne dénudé et rose,
une opulente barbe blanche et des yeux qui reflétaient la
candeur. Chinove, qui fréquentait tous les pardons, le
rencontrait au Folgoët, à Rumengol, partout où se
traînait l'humanité boiteuse, ulcérée,
aveugle, lamentable. Elle l'avait pris en sympathie. Quant à
moi, j'en avais affreusement peur. Le sac qu'il portait sur
l'épaule était sans doute à l'origine de ma
frayeur.
Il n'eut jamais frappé à la porte
comme le faisaient les
autres mendiants et ne révélait sa présence qu'en
récitant des oraisons qu'il eut recommencées
jusqu'à ce qu'enfin on s'aperçut de son arrivée.
J'avais pour mission de lui remettre son
aumône : une double
ration de pain. Joséphine lui offrait en surcroît, quelle
que fut la saison, un bol de bouillon chaud. Il bénissait le
ciel avec humilité et ne repartait qu'après avoir
demandé à ses Saints de combler cette demeure de leurs
grâces.
Si le bonhomme n'apparaissait pas, malgré la
kyrielle d'autres
mendiants qui avaient défilé, il n'y avait pas de jeudi
des pauvres, et il nous semblait aux Rolland comme à
moi-même que le ciel nous avait boudé.
Je m'affairais à ma besogne de charité
lorsque
j'apperçus tante Louise dans ses atours du dimanche. D'un geste
de la main elle m'invita à la rejoindre, mais je lui fis
comprendre que mes obligations me retenaient chez les Rolland. Alors,
impétueusement, elle m'intima l'ordre d'accourir, ce que je fis
de mauvaise grâce.
- Viens ! me dit-elle. Tonton Paul est très malade. Sans doute
va-t-il mourir. Il veut nous voir tous.
Je devinais que ma tante sous-entendait par
là mes cousins et
moi. Un tremblement s'empara de tout mon être et
instantanément je songeais à la fin de l'arrière
grand'père.
- Pourvu qu'il ne nous reproche rien, me disais-je.
Dans le salon de mon grand'oncle je retrouvais en
effet Charles,
Maurice, Cécile qui ne bougèrent pas à notre
arrivée, craignant sans doute de rompre le silence qui
régnait dans la demeure. Mes tantes parlaient à voix
basse, mêlant les derniers sacrements, la température et
le nom du notaire, quand Jacques Trégarec entra. Il paraissait
triste et las.
- Montons, fit-il. Nous fûmes bientôt tous sur le palier du
premier étage dont le plancher gémissait sinistrement
sous nos pas. Lorsque la porte de la chambre s'ouvrit, j'en eus le
souffle coupé tant mon coeur battait fort. Une religieuse
s'effaça pour nous laisser entrer : l'odeur d'éther
planait dans la pièce et participait au malaise qui nous gagnait.
Dans un lit d'angle, lit très haut,
j'aperçus Paul
Trégarec, le buste redressé, la tête maintenue par
des oreillers, le visage livide et atone. Ses paupières
étaient baissées. La vie semblait l'avoir
déjà quitté.
Lorsque nous fûmes tous groupés devant
le lit, mon oncle
Jacques interpella doucement le malade en posant la main sur la sienne :
- Papa !
Les paupières du mourant s'entrouvrirent,
laissant
apparaître des yeux sans éclat.
- Je souffre, dit-il. Sa poitrine se gonflait avec lenteur et ses
doigts se crispaient.
- Est-ce vous Anne ? interrogea-t-il avec effort.
- Ce sont les enfants, papa. Vous avez demandé à les voir.
- J'ai demandé Anne, ma belle soeur, la femme de mon
frère. Pourquoi ne l'appelles-tu pas ?
Je compris qu'il réclamait ma
grand'mère et je me
rappelais le refus que mon aïeule avait opposé, la veille,
à l'oncle Jacques.
- Elle va venir, papa. Je vous assure qu'elle va venir. Elle me l'a
promis.
Pouvait-on mentir avec un tel accent de
sincérité ? J'en
étais bouleversé et, n'eut été la
présence de ce mourant, j'aurais crié mon indignation et
hurlé la vérité.
- Dites lui qu'elle se presse, continua Paul Trégarec. Dites lui
que je vais mourir et que je dois lui parler tant que je puis encore
parler. Bientôt il sera trop tard. Allez ! Allez tous !
insista-t-il d'une voix plus forte. Allez tous la prier, la supplier de
venir. Ce n'est pas vous que je veux voir.
Ses paupières retombèrent. Une
légère
rougeur colora ses joues faisant ressortir la blancheur de sa barbe.
L'oncle Jacques haussa les épaules et nous
fit signe de nous
retirer. J'avais les yeux rivés à ce lit auquel les
arceaux disposés pour éviter le poids des couvertures sur
la jambe amputée donnaient l'aspect d'un sinistre rafiot
descendant le cours du Styx.
Avec d'infinies précautions nous gagnâmes la porte, mais
j'eus encore le temps d'entendre le moribond appeler "Anne !" et
murmurer :
- Elle refuse de venir, n'est-ce pas ?
Cette prémonition de la vérité
me frappa plus que
tout autre chose. Il fallait que cet homme approchât de bien
près le monde invisible pour avoir deviné ce que l'on
s'efforçait de lui cacher.
Quand je rentrais à la maison, je
m'empressais de tout raconter
à ma Mémée, ce que j'avais vu, ce que j'avais
entendu. Ses yeux plongeaient dans les miens, comme si elle voulait en
savoir davantage.
- C'est mal, n'est-ce pas Mémée, de mentir comme l'a fait
tonton Jacques.
- Tu ne peux pas comprendre, mon petit bonhomme. Non ! tu ne peux pas
comprendre. Et elle me serra fortement dans ses bras.
D9 Intercession ecclesiastique
Le loup vient et s'assied, les
deux jambes dressées,
Par leurs ongles crochus dans
le sable enfoncés.
Il s'est jugé perdu
puisqu'il était surpris,
Sa retraite coupée et
tous ses chemins pris.
Alfred de Vigny
Après la visite au grand'oncle, je retournais
chez les Rolland
m'enquérir de ce qui s'était passé en mon absence
et d'apprendre surtout si le bonhomme à la besace était
venu réciter à la porte les litanies hebdomadaires.
Comme toutes le vieilles gens, Chinove,
Joséphine, Marie et
Colas étaient curieux de tout connaître et la raison de
mon absence les avaient trop intrigués pourqu'il s'abstiennent
de m'interroger. Ils étaient curieux et j'étais bavard ;
nous retrouvions donc notre compte les uns et les autres dans cet
incident.
Je racontais ma visite chez Paul Trégarec
avec le souci de ne
rien omettre. Mes vieux amis hochaient la tête.
- C'est épouvantable ! opina Chinove. Joséphine se signa.
Colas gardait le silence. Marie s'en fut dans la chambre haute vers ses
images saintes.
Mon récit présentait pour eux un
visible
intérêt et j'en étais fier. J'en profitais pour
formuler quelque exigence nouvelle, quand mon parrain entra dans la
maison. Je crus qu'il venait me chercher pour une nouvelle visite
à mon grand'oncle. Il n'en était rien.
- Ces choses ne valent rien pour les enfants, dit-il. Ils en conservent
un souvenir hallucinant qui leur ronge l'esprit et parfois nuit
à leur santé. Je vous enlève Jean pour lui acheter
un jouet. C'est le meilleur moyen de lui faire oublier sa
matinée.
Pour une aubaine, c'en était une. Les jouets
ne me manquaient
pas. Un placard en était plein chez grand'mère. Mais plus
les enfants possèdent, plus ils désirent posséder.
En cela, rien ne les distingue des grandes personnes.
Nous nous rendimes chez Jancé Kongard qui
tenait sur la place le
magasin à l'enseigne de "La poupée bretonne". Une vitrine
alléchante présentait des jouets de toutes sortes et des
grappes de gamins y passaient leur temps, écrasant leur nez
contre la glace. J'y allais comme les autres et j'en revenais la
tête pleine de rêves et le coeur lourd de désirs.
En ouvrant la porte du magasin, mon parrain
déclencha un
carillon dont j'ai encore le son dans les oreilles. J'entrais dans un
monde de féerie, un palais de merveilles.
Jancé Kongard tricotait assise au milieu de
chevaux de bois.
Petite et grosse, une coiffe en forme de bonnet lui moulant la
tête, elle avait un air rébarbatif. Son sourire sans dent
ne parvenait pas à la rendre sympathique malgré toutes
les richesses dont elle était susceptible de combler sa jeune
clientèle.
- Bonjour Monsieur Queinnec ! Bonjour Jean ! Je devine que vous allez
encore le gâter. Ah ! Il pourra se vanter d'en avoir des jouets,
ce bonhomme.
Elle posa son tricot sur la chaise et dressa ses
lunettes sur sa coiffe.
- Quel prix voulez-vous mettre ? demanda-t-elle, en commerçante
qui ne perd pas de vue la valeur de son temps ni le but des affaires.
Mon oncle fixa ses intentions.
- Que dirais-tu d'un jeu de construction ? interrogea la bonne femme.
- J'en ai déjà un.
- Et un cheval comme celui-ci ?
J'examinais le cheval, mais je lui trouvais un air bête, et
j'aimais trop les chevaux pour m'intéresser à ces
caricatures.
- As-tu une locomotive ?
J'avais une locomotive.
- Je ne peux pas te proposer une poupée ! Mais j'ai des
polichinelles qui feront peut-être ton affaire.
Voyons les polichinelles ! Déjà mes yeux s'en
détournaient pour fixer les boîtes entassées sur
les étagères. Mon oncle vint à mon secours.
- Qu'avez-vous dans ces cartons ?
Jancé sortit des rayons une dizaine de
coffrets de tailles
différentes et me présenta successivement des jeux de
modelage, des séries de perles aux couleurs vives, des magasins
en réduction, que je dévorais du regard.
Finalement, j'optais pour une boîte de
peinture magnifiquement
présentée et "sans danger" affirma la commerçante.
Mon acquisition sous le bras, je courais la
soumettre à
l'appréciation de Colas. Il eut le tact de s'extasier comme il
convenait sur l'objet de mon choix, ce qui me fournit une preuve
éclatante de la bonté de mon parrain. Je courais chez
Grand'mère pour le remercier, mais je tombais sur Marie Cam.
- Ton parrain est dans la salle, avec Mémée et
Monsieur le Curé. N'y vas pas. Ils ont demandé à
ce qu'on ne les dérange pas.
J'entrais cependant malgré l'interdiction.
- Mémée ! regarde ce que parrain m'a encore acheté
! et je déballais ma boîte de peinture.
- Corentin ! murmura mon aïeule, vous gâtez trop cet enfant.
Qu'avait-il encore besoin d'un jouet nouveau.
Monsieur le curé, assis dans un fauteuil
profond, son chapeau
posé à plat sur ses genoux, se frottait les mains comme
s'il avait savonné ses gants de peau noirs. Mon oncle dans
l'embrasure de la fenêtre soulevait le rideau de tulle pour
observer la rue. Grand'mère occupait sa place habituelle et
tenait ses mains jointes, les bras allongés sur la table, dans
une sorte de supplication.
Les trois visages révélaient éloquemment
l'austérité de l'entretien engagé.
- Lorsque Jacques est venu me voir mercredi, reprit mon aïeule
après avoir relevé le tapis de la table pour me permettre
d'y installer ma boîte de peinture, je lui ai dit nettement qu'il
n'était pas dans mes intentions de me rendre au chevet de mon
beau-frère. Je l'ai dit. Je m'en tiens là.
- Vous ne pouvez pas faire cela, Madame Trégarec,
répliqua l'abbé Guiwarch dont les yeux se faisaient
singulièrement durs derrière ses lunettes d'or et il
détacha ses syllabes : vous ne le pouvez pas !
- Monsieur le Curé, je le ferai et j'ai de bonnes raisons pour
justifier ma conduite devant Dieu et mon prochain. Des raisons vieilles
de quarante ans. A tout dire, je me soucie peu de l'opinion d'autrui.
Quant à Dieu qui m'a soutenu de ses grâces, qui m'a permis
de vivre jusqu'à ce jour pour assister à la plus
éclatante manifestation de sa justice, je ne crains pas son
jugement. Il sait de quelle nature ont été mes
souffrances. Il sait le chagrin et les peines qui m'ont accablé
depuis que cet homme qui se meurt a commis un crime digne de celui de
Caïn. Et vous voudriez que je courre à son chevet, lui
murmurer que je lui pardonne, quand tout mon être se
révolte encore contre lui ? Non. Qu'il rende compte à
Dieu de sa vie. Dieu en décidera et je me rangerai à son
jugement.
Le Curé, penché en avant, appuyait ses
deux mains aux
accoudoirs du fauteuil comme s'il avait voulu s'élancer sur
Mémée.
- Il m'est douloureux, Madame Trégarec, d'entendre de
lèvres de la chrétienne que vous êtes, des paroles
aussi peu conformes à la loi de l'Evangile. Le Christ nous a
imposé le pardon des péchés et chaque jour vous
redites en vous adressant à Lui : "Pardonnez nous nos offenses,
comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés."
Comment pourrez-vous un jour vous présenter dignement devant le
sauveur si en un moment comme celui-ci vous ne renoncez pas à
votre haine dont je n'ai pas à apprécier la
légitimité et à cet orgueil trop humain qui dicte
votre conduite. Vous avez évoqué Caïn. L'image me
paraît excessive. Mais, j'en suis persuadé, Dieu, dans sa
magnanimité, a réconcilié Caïn et Abel et
accueilli leurs âmes, au même titre, dans son paradis.
- Caïn demeurera Caïn pour les hommes. Que Dieu lui ait
pardonné, c'est possible quoique j'en doute. Il n'empêche
que l'Eglise continue de stigmatiser son crime et de lui jeter
l'anathème. Réfléchissez vous-même, Monsieur
le Curé. Vous sentez-vous animé de l'indulgence
suffisante pour oublier que Caïn tua un jour son frère ?
Oseriez-vous affronter l'esprit de vos paroissiens en les convoquant
par exemple, à une messe célébrée pour le
repos de l'âme du fils d'Adam et d'Eve ? Demain, quand Paul
Trégarec aura quitté ce monde, je me mettrai à
genoux et je supplierai le Bon Dieu de l'accueillir en son ciel. Mais
aujourd'hui, malgré toutes les supplications, je n'irai pas dire
à cet homme que je lui pardonne. Jamais, jamais !
- Votre beau-frère, depuis 4 heures, vous appelle de ses cris.
- Il s'y prend trop tard.
- C'est qu'il vient seulement d'entendre la voix de Dieu ...
- Dieu lui a-t-il dit de réparer ses torts ? Vous le lui
avez-vous dit lui-même ?
- Je le lui ai dit.
- Et qu'a-t-il répondu ?
- Il réclame votre présence.
- Point n'est besoin de ma présence pour qu'il se mette en
règle.
- Je pense qu'elle peut être utile.
- Non, Monsieur le Curé. Je connais mon beau-frère. Sa
vie n'a été que marchandages et roueries. Je ne l'ai
connu heureux que lorsqu'il avait dépouillé de ses biens
quelque trop crédule individu, ou qu'il écrasait du talon
celui qui lui barrait la route. Il espère de réussir
à l'article de la mort l'ultime manoeuvre de sa vie en obtenant
de moi son pardon comme vous lui avez accordé la
rémission de ses péchés. Que ne lui
expliquez-vous, Monsieur le Curé, que vous avez tout pouvoir
pour le blanchir de ses fautes et que ma haine, ainsi que vous le
disiez, est nulle et non avenue ?
- Vous blasphémez ! Madame.
- Je ne blasphème pas. Je me livre à Dieu sans
recourir à l'intermédiaire des hommes et j'attends de
Dieu seul qu'il juge ma conduite.
Grand'mère se levait :
- Inutile de prolonger cette conversation, Monsieur le Curé. Ma
décision est prise, je ne verrai plus jamais Paul
Trégarec.
- Alors Madame, craignez Dieu, car il est écrit que "l'âme
qui péchera mourra" et que "notre perte vient de nous".
Mon parrain, qui s'était tu pendant ce
poignant dialogue prenait
à cet instant la parole :
- Monsieur le Curé, l'entretien auquel vous m'avez prié
d'assister me paraît terminé. Maman a ses raisons qui ne
sont pas les vôtres. Je n'ai pas à prendre parti dans
cette controverse. Vous avez cité l'Ecriture. Je ne puis
m'empêcher de vous rappeler qu'il est dit "O profondeur des
richesses, de la sagesse et science de Dieu ! Que ses jugements sont
incompréhensibles et ses voies imperceptibles ! Qui
connaît les pensées du Seigneur ou qui n'a
été son conseiller ?" (Note
8). Il y est dit aussi dans
l'Ecclésiaste, me semble-t-il "Ne t'enquiers pas des choses qui
sont au dessus de toi et ne recherche pas ce qui est au delà de
tes forces." (Note 9)
Après avoir reconduit l'abbé Guiwarch
et mon oncle
Corentin jusqu'au seuil de la maison, Grand'mère revint
s'asseoir près de moi à la table de la salle à
manger. Elle avait toujours les mains jointes, et ses traits portaient
les marques d'une grande lassitude. Elle demeura longtemps immobile.
Son regard ne quittait pas le crucifix accroché au dessus de la
porte. Je vis ses lèvres remuer et ses yeux briller
intensément de l'éclat des gouttes d'eau sur les
pétales des pervenches.
Je dessinais, penchant la tête sur mon
épaule et tirant la
langue. Le drame qui venait de se dérouler autour de moi m'avait
laissé insensible, mais j'en définissais mal les origines
et l'aboutissement. Et puis, cette boîte de peinture était
si judicieusement composée que je demeurais dans le ravissement
et louais dans mon coeur la générosité de l'oncle
Corentin.
Je crus devoir exprimer mes sentiments à voix haute :
- Il est gentil, parrain, n'est-ce pas Mémée ?
- Oui ! il est gentil et tu as raison de beaucoup l'aimer. Je l'aime
aussi, car il le mérite.
D10 L'audience du tribunal divin
J'entends gémir les
morts sur les herbes froissées.
Ô pâles habitants
de la nuit sans réveil,
Quel amer souvenir, troublant
votre sommeil
S'échappe en lourds
sanglots de vos lèvres glacées
?
Leconte de Lisle
Je passais la soirée chez les Rolland,
disputant une partie de
rondellick. Ce devait être là une invention de Colas car
je n'ai vu pratiquer ce jeu qu'à leur table. Sur un très
grand carton, il avait dessiné une dizaine de cercles
concentriques, qui constituaient autant d'étapes vers le but.
Chacun des joueurs opérait sa mise : un sou de bronze qu'il
versait dans une tasse et dont Joséphine, en personne
intègre, se déclarait comptable.
Cet amusement n'exigeait ni effort
cérébral, ni calcul,
ni connaissance ou stratégie. Le mécanisme du jeu en
réglait la pratique. Colas battait les cartes. Je les coupais -
de la main gauche, obligatoirement - et la distribution
s'opérait. Le joueur auquel échouait le sept de
trèfle gagnait la manche et posait un haricot sur le premier
cercle. La partie devenait palpitante quand plusieurs haricots
s'alignaient "au bord du trou", c'est à dire juste avant le
dernier cercle. Mes joues s'empourpraient et je trépignais
à genoux sur le banc pour me hausser à la taille des
grandes personnes. Je n'ai pas ressenti de plus forte émotion
quand j'ai commencé à m'intéresser aux courses de
chevaux.
Le sept de trèfle désignait une
dernière fois le
gagnant. Celui-ci recevait de Joséphine un sou retiré
à regret de la tasse. La mise était
récupérée. C'était déjà une
première victoire. Le jeu se poursuivait jusqu'à
épuisement des mises. Jamais, de mémoire de Colas, on
n'avait recommencé le rondellick au cours d'une même
soirée, car c'eut été témoigner pour le jeu
d'une passion que les saintes femmes n'eussent pas manqué de
qualifier de péché mortel.
Grand'mère vint me chercher.
- C'est l'heure ! dit-elle. Je compris ce qu'elle entendait par ces
mots répétés chaque soir et après avoir
embrassé mes bons voisins, je pris sa main pour affronter la
nuit et regagner le logis. La brume emplissait la rue dont les
pavés humides scintillaient de la réverbération
des lumières. Les cloches commençaient d'égrener
un glas, lentement, lugubrement. Nous allions ouvrir la porte de notre
demeure quand la silhouette de tante Louise apparut au coin des Halles.
Je sentis la main de ma Mémée serrer plus fortement la
mienne et je devinais que tout son être se raidissait.
- Il est mort ! murmura ma tante.
- Je l'avais deviné. Paix à son âme !
Et nous entrâmes tous trois dans la maison.
La nouvelle du décès de Paul
Trégarec ne modifia
pas ce soir là nos habitudes, quoique nous nous
étreignimes tous en silence. Grand'mère alluma sa lampe,
Marie Cam sa bougie et nous gagnâmes nos chambres. A cet instant
de la journée, ma turbulence et mon courage fléchirent et
je n'affrontais qu'avec effroi la solitude du premier étage.
Je couchais dans la même chambre que ma
grand'mère, dans
cette vaste pièce située au-dessus du magasin, et dont
deux fenêtres s'ouvraient sur la rue de Kervanos et deux autres
sur la rue des Halles. Ces deux dernières demeuraient closes
pendant la belle saison car les hirondelles y faisaient leur nid.
Aucune considération de commodité ou d'hygiène
n'eut décidé grand'mère à sacrifier les
nids, qu'elle tenait pour une grâce du Créateur. De mon
lit, dès le réveil, je suivais le rapide manège
des oiseaux qui paraissaient se pourchasser et se stimuler en poussant
des cris. J'apercevais, à l'entrée du nid en forme
d'essaim, la tête des petites hirondelles et je me
désolais de ne pas comprendre leur langage car une tendre
amitié me portait vers elles.
Lorsque nous pénétrions dans la
chambre, les rideaux
étaient tirés et l'ombre l'emplissait plus que le
mobilier. Le lit de Grand'mère occupait l'un des angles ; le
mien se trouvait situé dans le coin opposé ; une table
ovale les séparait, sur laquelle prenait place la lampe qui
dessinait au plafond des cercles lumineux et mouvants.
La disposition de cette chambre demeure
précise en ma
mémoire. J'y ai connu des heures si douces et reçu de
tels témoignages de tendresse qu'il n'est pas possible que je
l'oublie jamais. Je revois mon lit, dans l'alcôve de ses rideaux
blancs et je ressens encore la tiédeur du gros édredon de
plumes qui me recouvrait jusqu'aux épaules. Je revois, suspendu
dans la blanche chapelle le bénitier où chaque soir, en
me couchant, ma Mémée m'invitait à plonger le
doigt. Je revois le prie-Dieu, appuyé contre le lit de mon
aïeule, la statuette de plâtre représentant la
Sainte-Famille. Je revois surtout les cercles lumineux d'un
enchevêtrement compliqué qui transformaient le
plafond en une mystérieuse mare frémissant au
souffle de la brise. Je contemplais tout cela de longs moments,
jusqu'à ce que mes yeux me fissent mal et que le sommeil
m'emportât vers les rêves :
- Mon chéri, me dit grand'mère, ce soir nous
réciterons ensemble une prière pour ton oncle Paul, qui
vient de mourir.
- Tu ne l'aimais pas Mémée ?
- Et toi, l'aimais-tu ?
- J'en avais peur.
Agenouillée devant le crucifix d'ivoire
fixé dans un
cadre sur de la peluche rouge, mon aïeule invoqua le ciel plus
longuement que de coutume. J'écoutais le murmure de sa voix. Il
me semblait que les oraisons n'avaient pas leur intonation habituelle.
Je devinais la sainte femme conversant avec un monde étrange, un
monde connu d'elle seule et peuplé d'ailes bruissantes. Sans
doute s'adressait-elle à Dieu, mais aussi les âmes de ses
morts dont elle réclamait l'intercession.
Sa silhouette sombre se dessinait sur la blancheur
du lit. Elle tenait
son visage dans ses mains et les lueurs tremblotantes
éclairaient sa nuque ployée, accusant son humilité
et sa ferveur.
Pelotonné dans mon lit bien chaud, j'avais
franchi en rêve
les espaces nébuleux et j'assistais à l'audience du
tribunal divin qui juge la conscience des hommes. Grand'mère, la
tête haute, avançait lentement sur les nuées
jusqu'aux premières marches d'un trône éblouissant
où le Christ se tenait assis à la droite de son
père. Mon catéchisme en images s'animait. Des cohortes
d'anges voletaient dans l'azur et des personnages aux barbes
patriarcales, vêtus de lin blanc, tenaient concile et
échangeaient d'incompréhensibles paroles. Paul
Trégarec enchaîné aux mains et aux pieds, implorait
le pardon de ses fautes, l'abbé Guiwarch reconnaissable à
ses gants de peau noirs et à ses lunettes d'or l'assistait. Une
foule d'humaines créatures se pressaient en cercle autour du
Trône céleste, peuple innombrable et terrible :
Mère supérieure, les mains jointes sur le ventre,
plastronnait au premier rang. Prés d'elle se tenait, greluchon
douloureux, Petit Pierre Merrer, le fils du boulanger.
L'angoisse me serrait à la gorge.
J'étouffais. J'aurais voulu crier à Dieu que j'aimais ma
Mémée
et qu'elle m'aimait, qu'elle n'était que bonté et
charité et que son coeur palpitait au rythme de la foi, mais mes
lèvres n'articulaient aucun son.
- Ezechias ! appela Dieu le Père.
Un vieillard sortit du groupe des patriarches et gravit quelques
marches.
- Je crierai comme un poussin d'hirondelle et je méditerai comme
une colombe ! déclara-t-il d'une voix forte, puis il
redescendit.
Le Christ se dressa, impavide, et parla :
- La voix de la tourterelle a été ouïe en notre
terre (Note
10).
Le coeur des anges s'était tu et le visage apaisé du
Créateur exprimait sa compassion. Il tendait les mains vers ma
grand'mère.
- Ma colombe, montre-moi ta face, que ta voix résonne à
mes oreilles, car ta voix est douce et ta face gracieuse (Note 11).
A ces mots le spectre de Paul Trégarec fut secoué de
convulsions. Il battait l'air de ses bras enchaînés : sa
face grimaçait. Les flammes, rouges comme le sang,
l'entourèrent en un instant et le consumèrent. Ma frayeur
était à son comble. Je criais et me
réveillais.
- Rassure-toi, disait ma Mémée. Dors sans crainte mon
petit bonhomme. Je suis près de toi et le Bon Dieu veille sur
nous.
Elle appuya ses lèvres chaudes sur mon front glacé. Je
lui jetais les bras autour du cou et je l'embrassais à mon tour,
éperdument, dans un élan d'amour infini.
Paul Trégarec eut de solennelles
obsèques digne de son
rang de bourgeois cossu. On eut pu croire, à en juger par la
foule qui l'accompagnait jusqu'à sa dernière demeure que
la population unanime pleurait son bienfaiteur et que le clergé
célébrait l'envolée vers Dieu d'une âme
séraphique. Rien n'est plus décevant que les
réactions humaines, quand elles sont provoquées par une
mystique, fut-elle celle de la mort dont on peut dire qu'elle est
à la fois vérité et mensonge, au même titre
que la vie.
Cinquante prêtres en surplis, autant de religieuses de tous
ordres, les enfants des écoles, les plus dignes
représentants du commerce et de la glèbe, accompagnaient
au cimetière la dépouille mortelle de mon grand'oncle.
Des couronnes, des gerbes, des bouquets s'amoncelaient autour de sa
dépouille comme autant de témoignages de servile
obédience, concrétisation grandiose et collective de
l'incommensurable veulerie d'un troupeau.
Ma grand'mère, sa mante noire l'enveloppant
de ses plis et lui
couvrant la tête se joignit au cortège. Mais j'atteste que
ce ne fut pas Paul Trégarec qu'elle honora de son deuil. Elle
rendait hommage à la mort et par delà la mort au Dieu qui
dirige le cours du temps et juge chacun selon ses mérites.
D11 Embarquement pour la
Bretagne céleste
Et s'il m'interroge alors
Sur la dernière heure ?
Dites-lui que j'ai souri
De peur qu'il ne pleure.
Maurice Maeterlink.
Mes souvenirs s'estompent dans la grisaille des
années de
jeunesse. Les yeux me brûlent tant je m'acharne à les
suivre. Ils disparaissent un peu plus chaque jour dans la brume comme
s'en vont les barques de pêche qui s'éloignent de la
côte, à la haute mer, pour rejoindre les bases où
le poisson abonde. Mon esprit se tend jusqu'à la fatigue, dans
la recherche des détails d'une image jadis entrevue. Chemin
faisant, des scènes revivent. Des voix s'élèvent.
Des pas martèlent la route de ma vie.
Seul, debout dans la lande qui surplombe la crique
où des canots
dansent au rythme des vagues, je demeure effroyablement seul. Le vent
me gifle de ses bourrasques et les embruns m'imprègnent
d'humidité. Mon regard n'en poursuit pas moins les voiles qui
s'estompent dans le brouillard. Ah ! les apercevoir encore, les
apercevoir toujours.
Si l'horizon les engloutissait à jamais, que
resterait-il qui
vaille pour moi ? Un ciel et une mer confondus et brassés par la
tempête.
Je ne veux pas demeurer seul et je ne veux rien
d'autre que je ne
connaisse déjà. L'avenir n'est plus pour moi. Ma
richesse, ma vie appartiennent au passé. Mon esprit erre dans un
musée des souvenirs d'une incomparable splendeur qui n'ont de
valeur que pour lui.
J'aimerais, au dernier jour de mon existence, quand
viendra l'ultime
instant de quitter les vivants pour rejoindre les morts qui
m'attendent, j'aimerais à contempler un tableau où des
barques, toutes voiles dehors, glissent dans la brume des côtes
bretonnes.
Au delà de ces voiles, je retrouverai le
paradis de mon enfance,
les rues où l'herbe pousse entre les pavés usés,
le clocher et son glas, des silhouettes aimées et le seuil de la
vieille maison où j'ai connu des jours heureux.
L'idée de l'enfer ne m'effleurera pas. Je
n'ai jamais cru
à cet épouvantail dressé par l'Eglise sur le
chemin des consciences. Mais je crois au Ciel. Je crois à un
lieu de délices où se retrouveront les âmes
chères à mon âme. Ma croyance n'a jamais
été orthodoxe. Cependant, je ne me range pas au clan des
athées puisque j'ai depuis l'âge de raison admis les
enseignements du Christ et que j'ai aimé comme lui : son
jugement ne m'effraie point. A mon sens ce serait faire injure à
sa justice que de la comparer à celle des hommes.
Je ne renie pas ma vie. Elle a été ce
que fut mon
enfance, elle a été ce que Dieu a voulu qu'elle soit.
Comment pourrait-il, ce Dieu de clémence, me reprocher mon
comportement ?
En quittant cette terre, je sais où je m'en
irai. Je le sais
depuis que j'existe. Il est un monde inconnu de l'Eglise où les
âmes se
reposent. Un monde qui a ses provinces ; des provinces qui ont leurs
langues, leurs coutumes et leurs familles.
Une barque aux voiles blanches m'attend au port.
J'irai vers elle d'un
pas allègre. Je sauterai à son bord et le pilote
lèvera l'ancre. La bise nous poussera au large au travers de la
brume. Et lorsque le soleil se lèvera, j'apercevrai -
déjà je le vois - un paysage familier.
Un bon vieillard, qui ressemblera à s'y
tromper au mendiant qui,
les jeudis, récitait des oraisons à la porte des Rolland,
et qui s'appellera peut-être Saint Pierre, me tendra la main.
J'entends ce qu'il me dira :
- C'est-y que vous seriez breton ?
Je n'aurais pas à lui répondre.
Il me conduira vers une Bretagne de rêve, une
Bretagne morte et
ressuscitée, sans bandelettes et sans suaire. Une Bretagne sans
scribes et sans princes des Prêtres. Des Bretons viendront
à ma rencontre, chantant un hymne que le vent poussera jusqu'aux
extrémités du monde inconnu. Tous redresseront la
tête avec la fierté des ancêtres. Cette race
veut l'infini !
De tous les horizons, l'hymne du renouveau
retentira.
Et je verrai s'avancer vers moi ma bonne
grand'mère, une coiffe
fraîche dans ses bandeaux blancs, son somptueux châle
persan sur les épaules. De loin, me tendant les bras dans un
geste d'amour et de sainte, elle me criera :
- Mon enfant ! Mon cher enfant !
S1 Les Rolland
Et l'angélus, courbant
tous ces fronts noirs de hâle,
Des clochers de Roscoff
à ceux de Siribil
S'envole, teinte et meurt dans
le ciel rose et pâle.
José Maria de
Hérédia
Maryvonne se répandit en lamentations quand
Grand'mère
décida de me reprendre et de me ramener à la vieille
maison de la rue des halles. Il fallut prodiguer à la nourrice
dévouée et des consolations et des promesses.
Nous ne vous l'enlevons pas complètement;
vous viendrez le voir
quand il vous plaira et tous les mercredis il vous sera confié
pendant le marché.
Maryvonne m'aimait et versa de grosses larmes.
Fanch Bodelès ne pleura pas, mais il eut
aussi le coeur
oppressé en apprenant mon départ et se vengea sur
l'enclume de l'ingratitude du destin.
Quant à moi, l'histoire rapporte que je
réclamais ma
nourrice à cris déchirants et que je fus
désemparé durant plusieurs jours en dépit des
cajoleries que l'on me dispensa.
Mon coeur demeurait dans la maison du forgeron. Il
ne l'a jamais tout
à fait quitté.
Mémée avait engagé pour veiller
sur son petit fils
une jeune bonne de dix-huit ans, venue de la campagne environnante.
Elle s'appelait Marie Cam et ne s'exprimait qu'en breton.
N'est pas psychologue qui veut l'être. Et
Marie Cam, pour me
consoler, n'avait trouvé moyen plus astucieux que de me
demander, aux moments de désespoir, avec les meilleurs
sentiments dont elle était capable :
- Pelec'h 'man Mamm-guez ? autrement dit "Où est Maman
chérie ?" C'est ainsi que j'appelais Maryvonne.
Je répondais : "Kollet !". "Perdue !" et je hurlais de toutes
mes forces.
Mes parents revenaient périodiquement se
retremper dans
l'atmosphère de ma demeure maternelle. A chacune de leurs
visites ils se désolaient d'avoir donné le jour au petit
rustre que j'étais.
- Cet enfant est stupide, affirmait ma mère.
Mon père répliquait :
- Il est si sottement élevé ! Et il ajoutait : Nous
devrions le ramener avec nous.
La tendre Mémée s'affolait, mettait en
avant les
arguments les plus subtils pour me garder près d'elle,
évoquait les difficultés budgétaires, le
surcroît de fatigue et la gène que ne manqueraient pas de
provoquer la présence de deux enfants dans un jeune
ménage aussi mal logé. Elle gagnait aisément la
partie.
Je vécus choyé, comblé de
toutes les attentions
qu'imaginaient mon aïeule et Marie Cam. Elles s'ingéniaient
l'une et l'autre à satisfaire mes caprices et à me
distraire. J'étais leur "poupée jolie", leur "petit
jésus", leur "pauvre chou", ce qui me donnait tous les droits, y
compris celui de les épuiser par ma turbulence.
Cassais-je une assiette ?
- Il ne l'a pas fait exprès protestait Marie.
Si d'aventure j'arrachais mon tablier à l'angle d'une caisse
oubliée dans le couloir, c'était la caisse qui avait
tort.
De toute assurance, j'étais un prodige et les
voisins de ma
grand'mère confirmaient cette appréciation.
Les Rolland habitaient rue des halles. leur maison
s'appuyait à
celle de Madame Trégarec. Je n'ai pas rencontré, au cours
de ma vie, de gens plus disposés à l'indulgence, plus
naturellement bons que ces quatre célibataires :
Joséphine, Marie, Geneviève surnommée Chinove du
prénom breton Genovefa et leur frère Colas. Ils
rivalisaient de douceur. Une douceur qui présidait à
l'harmonie de leur communauté d'existence et dont
bénéficiaient tous ceux qui les approchaient.
Les trois femmes frisaient l'état de sainteté et Colas
suivaient leurs traces, d'un peu loin peut-être, mais son
mérite n'en était pas moins grand car chacun sait qu'il
est plus facile aux vieilles filles de s'installer dans la vertu qu'il
ne l'est à un vieux garçon.
Leur maison était curieusement construite.
Elle paraissait avoir
été serrée dans un étau qui l'aurait
étranglée à la base et repoussée en
hauteur. Une porte vitrée donnant sur la rue s'ouvrait sur
l'unique pièce du rez-de-chaussée. Dès l'abord on
était saisi par l'ambiance.
Chinove accaparait le jour filtrant par la
fenêtre de gauche.
Elle se tenait là, du matin au soir, devant la longue table sur
laquelle elle repassait les coiffes d'une bonne moitié de la
population féminine de la ville. Deux fers en fonte, avec des
cheminées, telles des locomotives, lâchaient dans la
pièce une fade odeur de charbon de bois. Du tulle brodé
macérait dans des bols pleins d'amidon et sur des ficelles
tendues d'un mur à l'autre au dessus de la table, ainsi que des
pigeons blancs aux ailes mortes, des coiffes et des coiffes.
Chinove, Némésis
rassérénée, au
masque tragique, remplissait le rôle de concierge. Elle
accueillait le visiteur en inclinant un peu la tête, non pas dans
un geste de courtoise civilité, mais pour mieux le
dévisager par dessus les lunettes qu'elle portait au bout du
nez. Grande, noiraude, elle ne souriait jamais. On eut dit un juge de
l'instruction.
- C'est épouvantable ! disait-elle à tout propos,
même pour commenter les situations les plus comiques.
Chinove ne se mêlait pas des besognes
ménagères,
sauf les jours de marché, car elle s'estimait seule capable de
se mouvoir dans la foule avec l'aisance d'un dragon en tenue de
campagne. Le travail était judicieusement réparti entre
les trois soeurs. S'agissait-il de cuisine ? La repasseuse appelait
Joséphine, dont le domaine consistait en une étroite
impasse qu'éclairait la fenêtre de droite et que limitait
une cloison faite de planches mal jointes recouvertes d'images pieuses.
Aussi maigre que Chinove, mais plus petite qu'elle,
Joséphine
personnifiait la douceur. Elle régnait sans tapage de la table
à la vaste cheminée de pierre où la suie
scintillait de lueurs éparses. De longs moments de son existence
se passaient autour de l'âtre. Le feu lui causait de multiples
soucis et, le soufflet en mains, elle se dépensait à le
ranimer et à l'activer. Parfois les vents étaient
contraires : il fallait fermer la porte pour empêcher la
fumée d'emplir la pièce. Certains jours, c'était
le soleil qui "donnait" sur la cheminée. Alors Joséphine
se lamentait, guettait la tache d'ombre sur la rue et luttait, le
soufflet toujours en action, contre les tisons rebelles.
Joséphine sortait peu; non qu'elle dédaignait la
société, mais elle avait un sens exagéré de
ses obligations et s'en rendait l'esclave. Ses seules sorties la
menaient aux offices et, deux fois par jour, à la pompe publique
qui s'appuyait au mur des halles, du coté de la grand'place.
Elle y allait remplir ses cruches de grès. Mais à tout
instant de la journée elle trottinait jusqu'au seuil de la porte
pour jeter sur le pavé, d'un geste de semeur, l'eau qui avait
servi au lavage d'un verre ou d'un bol. Elle avançait la
tête et guettait les extrémités de la rue.
C'était son péché mignon. Elle se penchait en
arrière pour expliquer à Chinove ce qu'elle apercevait.
- Chân-ar-Maout va prendre son lait. Elle a sa pèlerine
comme en hiver. Tiens ! Auguste Pindivic et Joseph Guillou qui
descendent ensemble. On m'avait dit qu'ils étaient
fâchés !.
Chinove lui donnait la réplique.
- Fâchés ! Fâchés ! On ne peut pas rester
fâché quand on habite porte à porte. Que le monde
est méchant. C'est épouvantable !.
Marie, la troisième soeur, se tenait aux
étages ; il y en
avait deux, mais ne comportaient l'un et l'autre qu'une seule chambre.
- Qu'y faisait-elle ?
Le ménage, bien sûr, la couture aussi,
encore que trois
vieilles filles et un vieux garçon ne montrent pas tellement
d'exigence pour leur vêture. Ma grand'mère affirmait que
Marie priait beaucoup. Je l'ai surprise, bien des fois,
agenouillée devant les statuettes de plâtre coloré
et les chromos naïfs qui garnissaient la cheminée. Elle
différait de ses soeurs par la rondeur de sa personne, son
onction d'abbesse, la lenteur saccadée de sa parole. Elle ne
comprenait qu'à retardement et semblait toujours sortir d'un
rêve quand elle se mêlait à la conversation. Sa vie
s'écoulait dans un autre monde que le nôtre, un monde
mystique peuplé de saints en images et de saintes en stuc, un
monde d'apparitions. Heureux les simples ....
Avec un réduit vitré où
s'entassaient les feuilles
de verre et qui occupait le fond de la pièce du rez de
chaussée, la cave était le domaine de Colas. Il y
brassait les pots de peintures multicolores qui maculaient sa blouse
blanche. Je n'ai été autorisé à descendre
dans cette cave, qui cependant m'attirait, qu'une ou deux fois,
à titre de récompense pour ma sagesse. Une trappe
s'ouvrait dans le plancher. Une échelle presque perpendiculaire
menait au centre d'un désordre magnifique où
s'enchevêtrait les échelles, les chevalets, une ribambelle
de vieux pots desquels émergeaient des brosses et des pinceaux
que j'aurais maniés avec joie. Sans doute est-ce là
qu'à pris naissance mon penchant pour la peinture.
Il arrivait que Colas me confiât un des
pinceaux
convoités, un reste de Ripolin et un bout de planche.
J'atteignais au sommet du bonheur et je n'en redescendait que les mains
ruisselantes de rouge, de bleu ou de vert, le nez maquillé, les
vêtement tachés.
Cela provoquait de la part des vieilles filles une
indignation
collective et véhémente dont Colas, plus que moi, faisait
les frais.
- C'est épouvantable redisait Chinove en me contemplant par
dessus ses lunettes sans lâcher son fer à repasser.
- Tu es plus enfant que cet enfant, reprochait Joséphine
à Colas. Vois dans quel état il s'est mis. Que va dire
Madame Trégarec ?
Et l'on sortait la bouteille d'essence et l'on me
frottait sur toutes
les coutures. Colas riait avec malice et disait de sa bonne grosse voix
:
- La prochaine fois, je te donnerai de la peinture blanche !
- De la peinture blanche ! clamaient les soeurs, mais tu as perdu la
raison.
Finalement, Joséphine m'entraînait dans
son impasse,
étalait Le Pèlerin sur la table et m'expliquait les
images jusqu'au moment où, lassé de poser des "Pourquoi
?", je courrais vers de nouvelles sottises.
Oui, les Rolland étaient de braves gens comme
il en existe peu.
Leur vie était simple. Ils ignoraient l'envie et la malice. Leur
complaisance n'avait pas plus de bornes que leur mansuétude. Ils
vivaient dans la paix des hommes qui est assurément plus
difficile à gagner que celle de Dieu.
Je m'attendris à l'évocation de leur
souvenir. Ils ne
sont plus aujourd'hui que des noms sur le granit d'une tombe et sans
doute suis-je seul à bénir leur mémoire.
J'aimerais que ces lignes, qui expriment mal les
sentiments dont mon
coeur se gonfle à leur égard, leur apportent dans
l'au-delà, en un dernier hommage, le tribut de ma reconnaissante
affection.
S2 La mère supérieure
Il est de mornes jours, las du
poids de connaitre
Et ces jours là je vais
courbé comme un ancètre.
Jean Moréas
Après une jeunesse heureuse, partant sans
histoire, les
trois fils de Paul Trégarec fondèrent chacun un foyer
ainsi que l'avaient fait leurs cousines. Le plus jeune s'installa vivre
dans une localité voisine, d'où sa femme était
originaire. Il y créa une entreprise, à l'échelle
de ses aptitudes, fort restreintes, si j'en juge par le bilan de sa
vie.
L'aîné, Pierre, et le second, Jacques,
demeurèrent
auprès de leur père, partageant sa fièvre de
négoce. Parfois, des différents s'élevaient entre
le maître et ses enfants qui n'acceptaient pas toujours de se
soumettre à l'exigeante domination de mon grand'oncle. Tante
Marguerite avait un moyen infaillible d'amener ses garçons
à résipiscence. Elle disait simplement sans élever
la voix, mais avec un accent profondément douloureux :
- Si vous ne le faites pas pour votre père, faites-le en
grâces pour moi.
Et ils cédaient, car ils étaient
incapables de refuser
quoi que ce soit à une mère si prompte à
prévenir leurs désirs, et pour tout dire, si bonne.
Pierre était cependant d'un caractère
orgueilleux. Esprit
brillant mais instable, il usait de la réplique avec arrogance
mais à propos, se plaisait à la fréquentation des
parvenus, à moins que son humeur ne le poussât à
s'isoler dans son castel, construit selon ses plans, en un lieu de la
commune jusqu'alors inhabité. Dans un désert de landes et
de marécages il édifia une prétentieuse
bâtisse de style bâtard, traça des allées et
des pelouses et planta de multiples essences d'arbres qu'il fit venir
à grands frais. Devant son domaine, en bordure de la route, il
dressa une longue grille en fer forgé, avec porte monumentale,
qui marquait à la fois son opulence et sa vanité
bourgeoise. Pierre épousa une jeune fille riche, fière et
distinguée, dont il n'eut qu'un fils qu'il prénomma
Pierre, comme lui, ce qui est encore une manière d'affirmer son
contentement de soi.
Jacques, à l'inverse de son frère,
avait des goûts
simples et l'esprit de famille. Il rappelait volontiers ses origines
modestes, disait : "Mon grand'père, le colporteur, ..." sans
affectation, mais aussi sans humilité excessive, car la nature
l'avait doté d'un franc bon sens. Sa femme était plus
maniérée que lui. Elle rêvait d'un castel
où, comme sa belle-soeur, elle aurait régné sur
une nombreuse domesticité qui l'aurait
célébrée à la troisième personne.
Jacques avec bonhomie la ramenait à de plus modestes ambitions.
Sa maison de la place au beurre, quatre pièces au rez de
chaussée et quatre à l'étage lui plaisait telle
qu'elle était et il jugeait que Françoise, l'unique et
dévouée servante, suffisait à assumer les divers
soins du service.
Tonton Jacques et Tante Jeanne s'étaient
rapprochés de ma
grand'mère plus que tous ses autres neveux et nièces. Ils
témoignaient à son égard d'une affection que ne
ternissait aucun calcul intéressé et qu'ils entretenaient
par des attentions délicates et répétées.
Il est bon de souligner que mes parents, de même que mes tantes
Louise et Marthe, n'avaient cessé d'avoir avec eux des rapports
tout fraternels que le ressentiment de l'aïeule n'avait pas
refroidis de son ombre.
Ce lien, qui avait solidement maintenu le
parallélisme des deux
lignées, nous rapprocha, mes cousins et moi, quand surgit notre
génération. La parfaite entente qui régnait entre
nos parents ne pouvait que se perpétuer entre nous. Notre jeune
troupe était nombreuse et bruyante. Lorsque, à l'occasion
d'une fête de famille, nous nous trouvions tous réunis,
les grandes personnes n'imposaient pas toujours leur loi. A quoi bon
les amener tous aux feux de la rampe ? Bon nombre d'entre eux ne sont
plus que des ombres. Nous étions aussi nombreux que les fils de
Jacob, mais si aucun d'entre nous ne se nommait Joseph, j'étais
par l'âge Benjamin.
Il n'y avait dans cette bande turbulente qu'une
fille, Cécile,
plus âgée que moi de trois ans. Chère Cécile
! Ses parents la traitaient souvent de garçon manqué.
Eut-il pu en être autrement, alors qu'elle ne connut guère
que ses cousins pour compagnons de jeu ? Nous nous entendions comme des
larrons en foire et si, parfois, nous nous arrachions les cheveux et
nous nous bourrions les côtes, nous nous retrouvions tous unis
pour faire face au danger lorsqu'il se présentait sous la menace
d'une fessée trop méritée.
J'aimais Cécile comme j'aimais tous mes
cousins, mais mon
affection se portait plus particulièrement sur Maurice, le plus
jeune fils de l'oncle Jacques, et sur Charles, unique enfant de ma
tante Marthe. Maurice et Charles étaient à peine plus
âgés que moi, et nos goûts s'apparentaient. Les
autres cousins visaient déjà à devenir des hommes
et nous estimaient encombrants pour certaines expéditions qu'ils
préparaient au cours de mystérieux conciliabules et qui
requéraient autant de discussion que de ruse et d'adresse.
Cécile tenait lieu de trait d'union entre les grands et les
petits. Elle suivait de préférence les aînés
et avait un penchant intrépide pour l'aventure, mais elle ne
nous abandonnait jamais complètement, car son esprit de
domination, si développé, ne pouvait s'exercer que sur
nous.
Ma grand'mère, toujours inquiète de
mon éducation
et de mon avenir, estima qu'il fallait m'accoutumer jeune à la
fréquentation des enfants de mon âge et de ma condition.
- Il n'est pas bon, disait-elle, qu'un garçon ne vive
qu'entouré de gens âgés. Il se vieillit à
leur contact sans s'épanouir à la jeunesse. Il ne faut
pas davantage qu'il se méprenne sur le sens de la vie. Ce n'est
qu'au milieu d'autres garçons qu'il se fera le caractère
et se durcira.
La bonne grand'mère ne voyait jamais d'un
oeil rassuré
mes randonnées chez les cousins dont elle n'approuvait pas la
trop libre éducation. Elle craignait pour moi l'influence du
grand-oncle, à tort d'ailleurs, car j'évitais par dessus
tout de me trouver en sa présence. De plus, mon aïeule ne
voulait point que la famille pût croire à quelque
réticent jugement de sa part. Quoique chacun fit pour
l'atténuer, la disproportion des situations de fortune
constituait surtout le principal obstacle à la parfaite harmonie
des deux lignées de Trégarec. Je ne comprenais pas les
raisons de cette disproportion, mais j'en percevais sensiblement les
effets.
C'est ainsi qu'un jour grand'mère
m'annonça que les temps
étaient révolus et qu'elle allait me présenter
à Mère supérieure. Cette appellation
familière et respectueuse, dont toute la ville usait,
désignait la sainte femme qui présidait avec une
mystérieuse componction la communauté locale des
religieuses du Saint-Esprit. Ces dernières habitaient la "maison
des soeurs", vieille bâtisse bancale blanchie et reblanchie
à la chaux, qui dominait, tel un clocher, le bâtiment tout
en longueur de l'école des Filles, où les classes
étaient accolées comme les wagons d'un train.
J'étais préparé minutieusement
à cette
visite. Ma grand'mère aimait à présenter son petit
fils sous un angle séduisant qui n'était pas toujours
celui de l'exacte perspective.
- Ecoute, Jean !
Le préambule, toujours le même,
était
nécessaire pour retenir mon attention, encore qu'il fallut le
répéter plusieurs fois pour fixer mon esprit vagabond.
- Ecoute, Jean ! Nous allons rendre visite à la Mère
supérieure. Tu es assez grand garçon désormais
pour fréquenter l'école. Tu y trouveras des camarades,
beaucoup de camarades, et tu t'amuseras. Tu apprendras à lire.
Il faut savoir lire pour devenir un homme. Sois gentil, pendant que
nous serons chez la Mère supérieure. Sois surtout poli.
N'oublie pas de répondre : " Oui, ma mère, non ma
mère!" Tâche de faire honneur à ta
Mémée.
Les engagements ne me coûtaient guère.
Je promettais tout
ce que voulait ma bonne grand'mère, quoique fort peu
rassuré. Je devais pourtant marcher crânement
jusqu'à la porte de
la maison des soeurs. Mon aïeule tira la chaîne
rouillée qui mettait en branle une sonnette fêlée.
Le coeur me battait comme si je m'étais trouvé à
l'entrée du ciel, prêt à rendre des comptes
à Dieu quant à la blancheur de mon âme. Un bruit de
clés dans une ou deux serrures et le volet du judas
grinça.
La porte s'ouvrit sans autre formalité
et Soeur
Philomène apparut, obséquieuse et souriante, un tablier
de coton bleu sur ses vêtements blancs, le visage dans l'ombre de
sa coiffe rigide, comme celui d'une vierge sous le porche d'une
chapelle.
Je la connaissais bien, Soeur Philomène.
C'était elle qui
quêtait à domicile pour une oeuvre ou une autre, et je
l'avais vue plusieurs fois rue des halles, accompagnée de Soeur
Marthe ou de Soeur Saint Jean, puisque, comme les gendarmes et sans
doute pour les mêmes et obscures raisons, les bonnes soeurs vont
toujours à deux.
Avec des "Madame Trégarec" par ci et des
"Madame
Trégarec" par là, Soeur Philomène nous introduisit
dans une petite salle sentant l'encaustique et l'humidité. Aux
murs étaient accrochés des portraits des papes
vénérables et de dignes religieuses,
photographiées assises, les mains jointes sur le ventre, toutes
dans la même attitude, ce qui laissait à penser que
c'était là le "garde-à-vous" des bonnes
mères. Sur le parquet, brillant comme une glace et crissant
comme des chaussures neuves, des ronds de jonc tressé
attendaient nos pieds.
- Je vais prévenir Mère supérieure, nous dit Soeur
Philomène en se retirant à pas feutrés et sans
omettre de donner un tour de clé à la serrure. Si ma
grand'mère n'avait pas été près de moi,
j'aurais appelé "au secours". Mais sa présence me
rassurait et je savais bien qu'il ne pouvait m'arriver rien de
fâcheux tant qu'elle serait là.
L'attente fut longue. J'eus le temps de m'extasier
sur les roses en
papier, la "monnaie du pape" et les épis d'avoine aux grains
recouverts de papier argenté qui garnissaient des vases
d'églises. Cela constituait un ensemble séduisant qui me
parut du meilleur goût.
Un bruit de clés, encore, et Mère
supérieure fit
une entrée solennelle. Elle tendit à ma grand'mère
une main molle et me toucha le front de son menton. Ce ne devait pas
être par hygiène, mais sa coiffe proéminente ne lui
permettait pas de plus chaude démonstration d'amitié.
Elle s'assit en face de mon aïeule, joignit les
mains sur le
ventre, comme les religieuses des portraits et dévida quelques
compliments. Je la dévisageais sans aménité.
Jamais, je ne l'avais vue d'aussi près. Je la croyais plus
grande et moins grosse. Son visage jaune, sillonné de rides
profondes comme une pomme retrouvée derrière un meuble,
me frappait par dessus tout. Je ne la croyais pas si vieille. Mais
allez donc donner un âge à une bonne soeur qui vous cache
ses cheveux et qui est vêtue de blanc comme une jeune
épousée !
Mère supérieure portait des lunettes,
non des lunettes
à monture d'écaille comme le veut la mode aujourd'hui,
mais des lunettes montées sur un fil d'acier, qui rouillaient
par endroits et entamaient la peau du nez sur la ligne des yeux. Pour
obvier à ce léger inconvénient, la religieuse
avait fait à la monture d'acier un pansement de laine (blanche
évidemment) du plus comique effet.
Un trousseau de clés, suspendu à sa
ceinture, tintait
quand elle marchait, annonçant son passage, comme grelotte la
clochette qui précède dans les rues de ma ville le
prêtre porteur de l'hostie sainte. Mère supérieure
ne portait que la tête en arrière et le ventre en avant.
Mais avec quelle majesté!
A son côté pendait encore un chapelet
aussi long que sa
robe, avec des grain de la grosseur d'une bille et des
médailles, larges comme des écus, qui eussent fait le
bonheur de Louis XI. Le chapelet essayait, sans y parvenir, de se
dissimuler dans les plis de la robe de la révérende
mère. Cette robe, ("notre" robe disent les religieuses) eut
été pour les familles nombreuses un don du ciel. Avec un
peu de savoir-faire, une couturière aurait pu y tailler des
mouchoirs pour tout le grand séminaire. Faut-il que les bonnes
soeurs craignent le regard des hommes pour s'engager dans de si grands
frais de dissimulation ! Cette remarque ne m'est venue à
l'esprit qu'aujourd'hui. Au jour de la visite que je relate, j'avais
une mauvaise notion des intentions du Malin. Puis, j'étais trop
préoccupé de ce qui allait advenir de moi pour penser
à autre chose.
Mon aïeule exposait longuement ses vues sur mon
éducation.
Le visage ridé de Mère supérieure
s'épanouissait. Elle redressa ses lunettes pour mieux
m'observer.
- Comment vous appelez-vous ?
J'oubliais les recommandations et je
répondais laconiquement :
- Jean
- Il est un peu timide s'excusa ma grand'mère.
La religieuse était tout sucre. Elle hochait la tête,
sussurrait des "oui bien sûr !" qui sifflaient entre ses
lèvres minces et elle s'efforçait de trouver des
compliments dignes d'elle et de nous.
Elle passa sur ma tête une main rêche et s'exclama :
- Comme il a les cheveux souples !
Or, jamais enfant n'eut cheveux plus rebelles que
les miens. J'en avais
conscience pour me l'être souvent entendu reprocher, à
telles enseignes que je m'en croyais un peu responsable. Je crus bon de
mettre les choses au point en déclarant :
- Colas dit que j'ai les cheveux en poils de pinceaux, n'est-ce pas
Mémée ?
Ma réplique était pertinente et je le
compris vite.
- Il a déjà sa petite personnalité ! lança
Mère supérieure en corrigeant son sourire; vous nous le
laissez dès aujourd'hui, Madame Trégarec ? Il fera la
connaissance de ses camarades.
Sur quoi elle agita son trousseau de clés et
m'emmena par des
couloirs nus et blancs jusqu'à la cour de
récréation où se démenaient et criaient des
marmots que surveillaient deux silhouettes blanches. Il y avait
là des garçons et des filles, mais en deux lots
distincts, tenus à bonne distance l'un de l'autre.
Je retrouvais mes cousins et d'autres enfants.
J'allais me mêler
à eux quand je vis accourir une petite bonne femme de mon
âge, frisée comme un agneau pascal. C'était Louise
Bodèles, ma soeur de lait. Elle me passa les bras autour du cou
et m'embrassa de tout son coeur en disant très fort :
- Bonjour, petit mignon !
Mère supérieure intervint vivement en
fronçant les
sourcils et en durcissant la voix.
- Quoi ? Qu'est-ce que c'est que ces manières ? Voulez-vous
retourner chez les filles ! Soeur Saint Jean ! vous mettrez Louise
Bodèles au piquet pour avoir désobéi au bon Dieu !
J'étais abasourdi et ne pouvais retenir mes
larmes.
- Désobéi au bon Dieu ?
Je tremblais de tous mes os et mon coeur se gonflait
de crainte. Mon
ignorance m'emplissait la tête de vertige. Donc, il me fallait,
en tout premier lieu, apprendre l'obéissance au bon Dieu. Je ne
me doutais pas jusqu'alors que ce fût si difficile.
Fort heureusement, en créant les étoiles, la
lumière et les ténèbres, la joie et la peine, le
bon Dieu n'a pas oublié les Mères supérieures qui
enseignent sa loi.
S3
La boulangerie de la rue neuve
Mon unique culotte avait
un large trou.
Petit Poucet rèveur,
j'égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge
était à la Grande Ourse,
Mes étoiles au ciel
avaient un doux frou-frou.
Arthur Rimbaud
Le premier magasin de la rue Neuve, la voie
triomphale de la ville,
était une boulangerie, comme pour célébrer la
primauté du matérialisme.
Ma grand'mère n'y
achetait pas son pain. Elle assurait que celui qu'on y vendait
contenait une levure de basse qualité, ce qui le rendait
compacte et indigeste. Je crois plutôt que ma grand'mère
nourrissait de l'antipathie pour la boulangère qui avait
assurément des écus mais fort peu de jugement. On pouvait
juger de sa richesse aux fourrures de race qu'elle arborait le dimanche
pour traverser la place et se rendre à la grand'messe, ainsi
qu'à ses largesses pour les bonnes oeuvres qui savaient
orchestrer leur publicité en criant bien haut les noms des
donateurs.
Sa pauvreté d'esprit éclatait
dès qu'elle ouvrait
la bouche pour parler d'elle-même ou de son boulanger d'homme ou
de son bonhomme de fils. "Mon mari, mon fils, mon fils, mon mari"
faisaient le thème de ses conversations. C'était toute sa
fortune spirituelle, son placement à long terme et à
revenu invariable.
Curieuse trinité que cette famille Merrer !
La mère présentait une opulence
carnée qui eut
ravi Rubens si, à Dieu ne plût, elle s'était
dépouillée des multiples cotillons froncés qui lui
faisaient un bourrelet aux hanches, des lainages étagés
et farineux, de sa coiffe qui couronnait une chevelure en permanent
état de rébellion. Malgré ses imposants
débordements, retenus, amarrés, sanglés, elle
avait une figure poupine de première communiante, des yeux au
beau fixe et une bouche en pétale d'églantine d'où
sortait une voix d'angelot qui se serait cassé les cordes
vocales en chantant des hosannas. La ville la rangeait, au demeurant,
dans l'espèce dont on dit "Elle est plus bête que
méchante".
Malgré ses fourrures, malgré ses
bagues qui lui tenaient
lieu sur les doigts de ficelle à andouillette, malgré les
chaînes d'or qui lui descendaient du cou sur le ventre,
malgré ses manières précieuses et ses airs de
duchesse en sabot, Jeanne-Marie était une authentique paysanne,
fille de riches fermiers à la vie austère et à la
bourse solidement arrimée en bouclier devant le coeur. Elle
affectait d'ignorer les choses de la campagne et pour un peu se serait
publiquement étonnée qu'une vache n'ait que quatre pis.
Il suffisait, pour la flatter, de l'appeler d'une
certaine
façon, "Madame Merrer", en y mettant l'accent convenable. Quand
une ménagère en quête de crédit s'autorisait
à lui dire : Je ne comprends pas, Madame Merrer, que vous ne
vous "mettiez" pas en chapeau, elle avait gagné la partie et
repartait sans payer argent comptant son pain de dix livres.
Ses noces célébrées, la
boulangère avait
abandonné le châle brodé à longues franges
de soie et le tablier scintillant de paillettes multicolores. Mais
troquer la coiffe était un cap plus difficile à franchir.
Cette coiffe, "le huit" est sans doute l'une des moins seyantes de
Bretagne. Elle n'affine pas les traits, comme celle de Pont-Aven qui
donne aux femmes des allures de princesses de légende.
Toutefois, elle était la coiffe du pays, celle qui échut
à Jeanne-Marie, celle que sa mère portait. En ce temps,
les renégates étaient une minorité. On les
énumérait sur les doigts de la main. Elles cessaient, du
soir au matin de s'appeler Marie-Louise ou Maryvonne pour être
Madame Coroller, la femme du notaire ou Madame Le Bihan,
propriétaire de l'Hôtel du cheval blanc, par le seul
miracle d'un chapeau de la Samaritaine, choisi sur catalogue.
Jeanne-Marie eut volontiers jeté sa coiffe par dessus le
clocher, mais elle n'était qu'une boulangère craignant le
"Qu'en dira-t-on ?", l'opinion de Monsieur le Curé et les
critiques de la riche clientèle, du pharmacien, en particulier,
qui composait des chansons bretonnes et n'eut pas manqué de se
moquer d'elle en musique, et peut-être, qui sait ? d'aller
acheter son pain à la boulangerie de la rue du Mur.
Madame Merrer gardait donc sa coiffe, mais
c'était pour elle un
perpétuel objet d'humiliation, comme s'il s'était agi
d'une infirmité.
La langue bretonne lui avait donné moins de
scrupules.
Dés qu'elle se vit installée dans la boulangerie, elle
usa d'un français approximatif, preuve évidente de son
intelligent savoir-vivre. "Un pain de combien vous prendrez ?"
disait-elle à ses clientes avant d'entamer le chapitre quotidien
de la pluie et du beau temps, jugé par elle comme la vivante
démonstration de sa civilité : "Beau temps qui fait,
s'pas ?" ou "C'est épouvantable, s'pas, la pluie toujours !".
Mais lorsqu'il s'agissait de rendre la monnaie ou de calculer, il lui
fallait bon gré, mal gré, revenir à la langue
bretonne, car sa pensée n'avait d'agilité et de
sûreté que dans ce langage là. Elle aurait bien
voulu couper le dernier lien qui l'enchaînait à ses
origines, mais c'était courir le risque d'une erreur,
compromettre ses intérêts, s'engager sur le chemin de la
faillite, cauchemar de ses cogitations nocturnes.
Le boulanger, moins gonflé d'orgueil,
insensible aux subtiles
arguties d'amour-propre, continuait de s'exprimer dans sa langue
maternelle avec naturel et bon sens, ce qui lui donnait sur son
épouse l'avantage de la spontanéité et de la bonne
humeur. Les clients lui marquaient une préférence,
Jeanne-Marie en prenait ombrage et s'engageait alors un peu plus sur la
pente du ridicule.
Jean-Louis régnait dans le sous-sol, parmi
les sacs de farine,
les pannetons d'osier, sous les longues palettes de bois à
enfourner, rangées sur une équerre, au plafond, dans les
toiles d'araignées saupoudrées de fine fleur de froment.
L'homme était une sorte de momie géante, guère
plus large du haut que du bas, avec à peine un renflement
à la hauteur du ventre. Il parlait avec les bras, des bras
exagérément longs, qui semblaient toujours brasser la
pâte. Il ne reniait, ni par son allure, ni par ses propos, son
origine campagnarde. C'était sa noblesse, et si vous
réussissiez, malgré sa méfiance native, à
gagner ses bonnes grâces, il vous conviait à descendre au
fournil où il conservait en permanence une bouteille de cidre.
C'est là qu'il traitait ses amis, les cultivateurs qui lui
apportaient des fagots d'ajonc sec sectionné en sifflet d'un
vigoureux coup de serpe. Ensuite, en grand mystère, il les
emmenait admirer ses deux porcs épais et luisants, qu'il
élevait en cachette, au fond de la cour, avec les déchets
du pétrin. Le mystère était de rigueur car il ne
fallait pas que son opulente épouse apprit qu'il se livrât
à des indiscrétions. Elle s'imaginait que la
clientèle s'en serait offusquée. Elever des porcs quand
on a pignon sur la rue Neuve lui apparaissait comme un vice, et elle se
croyait obligée, lorsqu'un voisin faisait allusion à
l'élevage clandestin, de bredouiller des excuses où "les
cochons de mon mari" prenaient une force de désespoir.
Le règlement du service intérieur de
la boulangerie, mis
au point et strictement appliqué par Jeanne-Marie
établissait l'ordre des préséances : elle d'abord,
puis le rejeton, objet d'art du ménage, enfin Jean-Louis. La
façade, la boutique, c'était elle ; elle seulement. Au
travers d'un étalage de pains, dorés d'un
côté, charbonneux de l'autre, on l'apercevait
derrière ses balances à plateaux de cuivre, sa figure de
séraphin fortement penchée en avant pour suivre au
delà de sa poitrine étouffée dans un corset
à baleines, le crochet qui, du premier janvier à la Saint
Sylvestre, tortillait du coton mercerisé. Des gens qui avaient
de la mémoire disaient l'avoir toujours vue attentive à
ce travail, et se demandaient, avec une légitime
curiosité, si elle défaisait chaque jour ce qu'elle avait
fait la veille ou si, après avoir recouvert de dentelles ses
lits, elle en tapissait les murs de son appartement.
Le fournil était un monde étrange
à nos yeux,
quoique nous nous intéressions davantage au cricri des grillons
qu'au mystère du four rougeoyant et à la lente
fermentation de la pâte sous des draps en grosse toile
rêche. Si nous étions autorisé à y
pénétrer, c'est que nous accompagnions Petit Pierre,
l'unique héritier des Merrer, enfant bonasse repus de tartes aux
pommes. Il avait des fabrications paternelles un dégoût
qui nous remplissait d'admiration et que nous bénissions comme
un don du ciel, car nous arrivions toujours au moment opportun de son
goûter pour lui épargner un travail de mastication qui lui
répugnait.
Lorsqu'il nous voyait apparaître en bande
à l'instant
précis où il avait besoin de tout son espace de
boulanger, Jean-Louis nous invitait sans ménagement à
déguerpir : "Allez jouer dans la cour, nous criait-il de loin,
et n'ouvrez pas la porte des cochons." S'il était d'humeur
conciliante, il ajoutait en guise de dédommagement :
- Si vous êtes sages je vous ferai une gachenn.
Nous aurions, pour une gachenn, gardé durant
des heures la pose
du Saint Curé d'Ars, qui n'était alors que bienheureux,
et qui avait sa statue en plâtre et en couleurs, dans une
attitude irréelle, contre l'un des piliers de l'église.
La gachenn était pour nous le plat de
lentille de la Bible, la
baguette magique des contes de fées. Pour elle nous aurions
donné dix droits d'aînesse, mille escarboucles de diamant,
des siècles de béatitude.
Qu'était la gachenn ? Un morceau de
pâte à pain que
Jean-Louis arrachait au pétrin, qu'il malaxait de ses gros
doigts et dans lequel il enfouissait avant de le mettre au four, une
pomme si c'en était la saison, ou une barre de chocolat, ou tout
bêtement un morceau de sucre. Pour tout dire, c'était en
plus grossier ce que les pâtissiers appellent un chausson ; mais
du chausson à la gachenn il y avait, selon nous, la
différence qui distingue l'or du cuivre, un marbre d'un
plâtre, le chef d'oeuvre d'un navet, et le chef d'oeuvre, bien
sûr, c'était la gachenn.
Pendant que la pâte cuisait, c'était
nous qui
étions sur la braise ardente. Toutes les sottises, tous les
tours de chien savant, le boulanger les eut obtenu de nous. Dans ce
moment, il nous tenait à sa merci et en profitait pour nous
confesser, ce qui prouve bien que l'amour des porcs ne nuit pas
à la psychologie. "Jean, qu'est-ce que ta grand'mère est
allée faire hier chez le notaire ?" Eut-elle été
prier Monsieur Coroller de rédiger sur papier timbré
l'acte consacrant la sottise de Madame Merrer que je l'eus, pour ma
part sans réfléchir davantage, avoué à
Jean-Louis.
Dix fois nous venions l'interroger, les uns
après les autres,
à la porte de son fournil : "C'est prêt, Monsieur Merrer
?" et nous poussions Petit Pierre - "Va demander à ton tour". Il
y allait, lui qui avait horreur de la gachenn comme nous de l'huile de
foie de morue. Enfin, la gueule du four s'ouvrait, laissant
échapper sa lourde odeur de pain chaud. Nous nous pressions
autour de Jean-Louis et nous nous haussions sur la pointe des pieds
pour apercevoir, devant les pains dorés, rangés comme des
cercueils dans un enfer en réduction, les friandises tant
attendues.
Le boulanger faisait la distribution. Sachant
cependant que nous
allions nous brûler les mains, nous nous jetions sur la gachenn,
avec des frissons au ventre, comme la truite sur le grillon.
Petit Pierre nous regardait manger d'un air
dégoûtté. Il ne comprenait pas que l'on pût
trouver du plaisir à mordre dans la pâte, fut-elle
à demi-cuite. Il était sans appétit et de
santé délicate., avait la couleur des endives, et cela
n'était pas l'une des moindres humiliations que la vie avait
réservées à Madame Merrer, au sang si riche et
à la graisse si généreuse.
- Celui-ci, disait-elle de sa voix de fausset, en parlant de son fils
et comme pour s'en excuser, est de la race des Merrer : il pousse en
hauteur comme les choux à vache.
Un jour, devant la pâleur de l'enfant et la
maigreur de ses
cuisses, la boulangère nous informa d'une énergique
résolution : "Petit Pierre va partir à la campagne ! " Je
me demande aujourd'hui ce que pouvait signifier cette
déclaration. N'étions nous pas à la campagne, dans
cette petite ville où les champs s'aventuraient jusqu'au coin
des rues, où les toits des maisons entamaient à peine le
ciel, où le lait, le beurre, les oeufs, tout ce qui fait la
campagne, se trouvaient à profusion ? Sans doute la
boulangère songeait-elle à sa ferme natale, au tas de
fumier entre la ferme et le puits, à la rigole de purin qui
sortait de l'étable, aux chaudrons de soupe au lard. Sans doute
pensait-elle, dans sa jugeote d'angelot déchu, qu'un peu de
crasse aux jambes et de croûte teigneuse dans les cheveux
seraient pour Petit Pierre les remèdes à sa maigreur.
Petit Pierre a disparu un matin de notre horizon.
Nous ne sommes plus
revenus jouer à la porte du fournil et, si nous avons
mangé de la gachenn, c'est qu'elle venait d'une autre
boulangerie. Madame Merrer a continué derrière son
comptoir sa dentelle au crochet. Le dimanche, sur la route du
cimetière, je la rencontrais, flanquée de son
époux, de moins en moins large du haut que du bas. Ses yeux
rougis ne semblaient plus me reconnaître.
S4 Le jour des crèpes
Et pendant bien longtemps, nous
restions là blottis,
Heureux, et tu disais parfois :
"O chers petits !
Un jour vous serez grand et moi
je serai vieille ".
Théodore de Banville
Le vendredi était le jour faste de ma
semaine. Avec lui revenait
les crêpes qui, durant ma vie, firent mes délices. Mon
penchant pour la gastronomie est trop avéré pour tenter
de le nier. D'ailleurs, mes évocations des joies de la table
trahiraient mon péché de gourmandise si je ne m'engageais
pas spontanément dans la voie des aveux.
De tous les mets délectables auxquels je
décerne une
mention reconnaissante, la crêpe est celui qui me tient le plus
au coeur, si j'ose ainsi m'exprimer.
Mais j'entends m'expliquer sur ce qu'il convient
d'appeler des
crêpes. Il y a crêpe et crêpe, comme il y a vin et
vin. Cela tient à des raffinements bien connus des bretons.
Ces disques de pâte que l'on achète
à la douzaine
dans les crêperies de Quimper, ou d'ailleurs, ne sont pas ce que
je veux dire. Pas davantage ce caoutchouc comestible, à base de
farine de blé noir, que les Haut-Bretons appellent des galettes.
Les crêpes dont j'écris sont ces
merveilleuses friandises
préparées selon la tradition perpétuée de
mère en fille dans quelques vieilles familles et que l'on sert
à l'occasion des fêtes carillonnées ou du Pardon
annuel. Pliées en quatre, luisantes de beurre, parfumées
à la vanille et au rhum, dorées à point, les
vraies crêpes valent tous les gâteaux du monde. Qui n'y a
pas goûté n'est pas en droit de porter un jugement.
Les crêpes du vendredi, que nous allions
manger, ma
grand'mère et moi, atteignaient la perfection du genre.
- Combien en mangeras-tu ? interrogeait ma bonne Mémée.
J'avançais un nombre que j'estimais énorme puisqu'il
dépassait les possibilités de ma gourmandise :
- Douze !
La douce aïeule disposait en rond, sur une
assiette, des morceaux
de beurre de la grosseur d'une noix et qui figuraient
déjà les crêpes. Quoique la crêpière
en fournît, nous emportions notre beurre. Grand'mère avait
sur ce chapitre l'intransigeance d'une lady quant à la
qualité du thé.
- C'est le beurre qui fait les bonnes crêpes, affirmait-elle.
Chinove, chargée de notre ravitaillement
hebdomadaire,
connaissait l'exigence de madame Trégarec. Aussi, le mercredi,
la servait-elle en priorité. Elle aurait éraflé de
son ongle de pouce et goûté cent mottes pour lui procurer
son beurre impeccable.
L'assiette enveloppée dans une serviette blanche, nous partions,
mon aïeule me tenant par la main. Je sautillais de joie et je
chantais : "Ah! les crê-pes. Ah! les crê-pes !"
- Tiens-toi et montre que tu es un grand garçon.
Le bout d'homme que j'étais n'avait cure de
sa tenue et de
l'opinion des gens. Grand'mère, au contraire, se
préoccupait de sa dignité. Toujours simplement
vêtue, mais avec distinction, elle se tenait très droite
et marchait à petits pas pressés décelant une
extraordinaire vivacité.
La crêpière habitait, hors de la ville,
une petite
chaumière en bordure de route. Nous nous engagions dans la rue
Saint Gwenaël, pavée avec autant de méthode qu'une
plage de galets.
Sur le pas de la porte, madame Pinvidic,
propriétaire du
café d'Arvor, essuyait un verre avec frénésie.
Tous les vendredis quand nous passions, elle essuyait un verre et
paraissait chargée de surveiller la rue. Le buste penché
en avant, le cou tendu, elle tournait la tête, alternativement
à droite et à gauche.
- Beau temps ! n'est-ce pas madame Trégarec disait-elle lorsque
nous parvenions à sa hauteur. Et elle ajoutait, d'un air
futé, comme si le Saint-Esprit la comblait brusquement de ses
lumières :
- Je crois que l'on va aux crêpes !
Grand'mère, tenant avec précaution
l'assiette aux
morceaux de beurre, répondait avec affabilité, mais sans
s'arrêter :
- C'est une fête pour le petit.
J'approuvais en sautillant et en chantant de plus belle.
Sans ma hâte d'atteindre le but, nous nous
serions
attardés dix fois en chemin, car la rue était
jalonnée par les habitations d'une parenté innombrable.
La ville elle-même m'apparaissait uniquement peuplée
d'oncles, de tantes, de cousins et de cousines qui, pour flatter
l'amour-propre de la grand'mère, embrassaient le petit-fils en
minaudant : "Comme il grandit !". Si j'avais le compte exact de leurs
constatations je serais aujourd'hui le phénomène d'un
cirque.
A l'hôtel de la poste, madame Cougard, que
j'appelais, sans en
avoir jamais compris la raison " Tante Joséphine", nous stoppait
d'autorité.
- Alors, petit Jean, tu vas manger des crêpes ?
L'excellente femme, dont un des yeux observait
l'ennemi, tandis que
l'autre vaquait à ses occupations, m'embrassait aussi et me
piquait les joues de son menton aux poils mal rasés. Elle me
dédommageait de ce supplice en me soufflant à l'oreille :
- N'oublie pas, au retour, de venir me demander un verre de limonade.
J'aurais abandonné toutes les boissons, tous
les sirops, pour la
limonade. La proposition de tante Joséphine ne tombait pas dans
l'oreille d'un indifférent et chaque vendredi, après le
repas de crêpes, j'entrais à l'hôtel de la poste
boire d'un trait un verre d'eau pétillante et sucrée dont
le gaz me sautait agréablement aux narines. J'ai renoncé,
depuis, à cette prédilection pour la limonade et mes
goûts ont incliné vers d'autres breuvages.
Après les dernières maisons de la rue
Saint Gwenaël
venaient des tanneries dont les immenses séchoirs, en bois
goudronnés, semblaient receler des mystères et
répandaient une puissante odeur de tannin. Nous approchions. La
chaumière était en vue. La fumée
s'échevelait au dessus du toit. Des relents de pâte frite
s'avançait à notre rencontre. L'odeur de la vertu,
malgré les éloges qu'on en fait, ne vaut pas cette
senteur là. Mon impatience se décuplait et, lâchant
la main de Grand'mère, je galopais vers la délectation.
La chaumière ne comportait qu'une unique
pièce sous un
plafond bas et noir, aux poutres apparentes. Une cloison, fixée
contre le chambranle de la porte toujours ouverte pour
accélérer le tirage de la cheminée,
ménageait un recoin où s'installaient les clients. Je
trouvais Soize, la crêpière, accroupie devant l'âtre
luisant de suie. Deux énormes disques posés sur des
trépieds, chauffaient dans les flammes.
Près de Soize, sur le sol de terre battue,
des bassines de lait
et de pâte étaient disposées en demi-cercle. Une
table ronde, entourée d'un banc circulaire peu confortable,
occupait presque tout l'espace libre. De l'autre coté de la
cheminée, le lit-clos, avec ses sculptures pieuses, son
édredon rouge, sa courtepointe, brillait comme du cuivre
frénétiquement astiqué.
Soize détournait à peine la tête
pour saluer les
clients. Le temps, pour elle c'était des crêpes et elle
brassait la pâte sans désemparer pour la verser en arc de
cercle sur la plaque fumante et grasse. Puis, d'un geste rapide elle
achevait de l'arrondir à l'aide d'un râteau de bois qui
égalisait l'épaisseur de la crêpe dans un
grésillement odorant.
La dentelle jaunissait et se boursouflait. Alors la
crêpière la décollait de la pointe d'un coutelas de
buis et la projetait, en la retournant, sur la seconde tuile de fonte
où friturait un morceau de beurre.
Soize, ombre vivante sur les reflets rouges des
feux, paraissait se
livrer à quelque magie étrange, tandis que, nouveau
banquet de Platon, les fidèles d'un culte païen, assis en
rond devant leur assiette, attendaient l'instant solennel de la
communion.
La lumière venait autant du foyer que de
l'extérieur, car
des pots de géraniums réduisaient l'éclairage de
la minuscule fenêtre. La pénombre baignait la
chaumière. Des lueurs vacillaient sur les murs blanchis à
la chaux, s'accrochaient aux visages, irisaient le cercle
crémeux des bassines de pâte, clignotaient sur le vernis
des assiettes et des bols. C'était une mirobolante
féerie, un rite de légende dorée, une vision
unique de fumée et de feu.
Ma grand'mère déposait près de
Soize, sur la
pierre de l'âtre, son assiette aux noix de beurre et nous
prenions place à la table ronde aux côtés d'autres
habitués. Le cérémonial se déroulait,
consacré par des termes coutumiers.
- Du lait doux ou du lait baratté vous aurez ?
J'optais pour le lait doux que Soize me versait dans
une lourde
écuelle de faïence grossière que je ne pouvais
soulever qu'à deux mains.
Les préférences
s'énonçaient :
- Pour moi, disait grand'mère, des crêpes kraz. C'est
ainsi que l'on désigne les crêpes bien cuites et
cassantes.
- Le petit les préfère molles.
- Avec beaucoup de sucre précisais-je, car je ne perdais
jamais une occasion d'affirmer mes goûts, lors même que
l'on ne m'en priait pas.
La crêpe, luisante de beurre, tombait dans mon
assiette. Je la
roulais à pleines mains et j'y mordais, selon l'habitude, en
commençant par le bord dentelle, car j'aurais été
cruellement vexé de m'entendre reprocher, comme le faisait
parfois Colas pour me taquiner :
- Tu n'es pas breton. Tu ne sais pas manger les crêpes.
Mordre dans le gros bout n'était pas une
simple convention.
C'est un effet de l'expérience. Le beurre et le sucre glissent
vers la pointe, s'y accumulent et font que la dernière
bouchée est, de toutes, la plus succulente. Tandis que
j'écris, ma bouche s'emplit de salive et des frissons courent
mes entrailles. Je me revois assis sur le banc circulaire,
léchant avec méthode mes doigts graisseux. Il ne
viendrait pas à l'esprit d'un Breton normalement
constitué de manger des crêpes autrement qu'en les tenant
à la main. Je prends en pitié les gens que je vois
parfois, armés d'une fourchette et d'un couteau, couper leurs
crêpes sur une assiette. Ils me font songer à ces
touristes que j'ai vu à la plage avec des cols en
Celluloïd. Ils gâchent leur bonheur, sans s'en douter.
Ma fringale calmée par quelques crêpes
classiques,
j'abordais la fantaisie, c'est-à-dire les crêpes sur
lesquelles Soize brisait un oeuf ou étendait de la gelée
de groseilles. Ces spécialités n'avaient pas
l'approbation de grand'mère qui estimait, contrairement à
mes goûts, que les "mélanges sont mauvais pour l'estomac".
Cependant, je passais de la crêpe au sucre à la
crêpe à la confiture, du lait doux au lait aigre sans
éprouver la moindre gène.
Déjà, à cette époque, je
manifestais une
tendance à l'éclectisme.
Cinq, six crêpes, car elles étaient
grandes, suffisaient
à me rassasier.
- Encore une ! proposait Soize.
Mes yeux acquiesçaient, mais les soupirs que
je lançais
prouvaient éloquemment mon impuissance à battre mon
propre record.
Tandis que mon aïeule achevait son repas, je me
traînais,
comme un chat gonflé de lait, jusqu'au banc du lit-clos. Je
surplombais l'âtre du regard et je suivais le travail de Soize,
ses gestes précis, son adresse à culbuter les
crêpes d'une "bilik" à l'autre (Note 4). Rien n'échappait
à son attention. Elle surveillait à la fois les
bûches enflammées et les assiettes de ses clients.
Soize ne parlait que si elle estimait les mots
nécessaires pour
exprimer ce qu'elle avait à dire. Si le geste suffisait, elle se
contentait du geste. Jamais elle ne se mêlait à la
conversation des habitués. Lorsque ceux-ci l'interrogeaient elle
paraissait abandonner un rêve. Ses petits yeux bleus, très
enfoncés dans son visage, devenaient alors fixes, ses
lèvres tremblaient comme celles d'un enfant pris en faute.
Elle figurait la tristesse, le chagrin, la douleur
et je me sentais mal
à l'aise quand elle me regardait. Lui arrivait-il de sourire ?
Je ne le pense pas. Et malgré mon peu de jugement et mon
insouciance juvénile, je devinais que sa vie recelait un drame.
- Pourquoi Soize est-elle triste, Mémée ?
- C'est qu'elle travaille beaucoup ...
- Alors elle doit être riche ?
- Non, mon petit bonhomme, elle est très pauvre.
Je ne comprenais pas. Ma logique ne parvenait pas
à se
satisfaire de ces réponses. Comment Soize pouvait-elle faire les
meilleures crêpes du monde et n'être pas riche ? Sur le
chemin du retour j'avançais une ou deux hypothèses, mais
la limonade de tante Joséphine dissolvait ma compassion. Nous
rentrions.
Mme Pinvidic, sur le seuil du café d'Arvor,
essuyait un verre et
surveillait la rue.
- Combien de crêpes as-tu mangées, Jean ?
- Douze ! répondais-je invariablement, me caressant le ventre
avec fierté.
- Douze ! répétait-elle, admirative. C'est un homme que
vous avez là, Madame Trégarec !
- Oui, presqu'un homme, approuvait ma grand'mère sans ralentir
le pas.
Chaque dimanche ramenait la messe, les vêpres,
la promenade au
cimetière. Tous les mercredis le marché revivait avec son
agitation et son
tintamarre. Des sept jours de la semaine, c'était au vendredi,
jour des
crêpes qu'allait ma préférence.
S5 Oncle Corentin, mon
parrain
Il reste dans les champs et
dans les grands vergers
Comme un écho voisin des
chansons de bergers.
Théodore de Banville
Dans le temple symbolique dressé en mon
esprit à la
mémoire des membres de ma famille partis pour
l'éternité, il me plaît de me recueillir devant
l'autel consacré à celui qui fut mon parrain.
Corentin Queïnnec, rejet de vieille souche
bretonne, avait
épousé ma tante Louise, soeur de ma mère. Ce fut
lui qui me tint sur les fonds baptismaux et distribua
généreusement les dragées traditionnelles au jour
de ma malencontreuse naissance.
Il me témoigna d'une grande affection.
Si les filleuls héritaient à leur
choix d'une des vertus
de leurs parrains, j'aurais depuis longtemps opté pour sa
bonté. Elle imprégnait sa vie et resplendissait sur son
visage aux lignes pures. L'éclat de ses yeux était
accentué par des sourcils noirs et épais. Son nez
était fin et légèrement busqué. Il portait
des moustaches dont il s'enorgueillait et qu'il tirait en pointe selon
la mode de son époque.
Son père avait été boucher. Il
l'était
aussi, sans doute pour établir péremptoirement que cette
profession peut être compatible avec la bonté. J'ai connu
d'autres bouchers, mais je n'ai jamais pu m'empêcher de penser
que mon oncle Corentin appartenait à une autre classe plus
distinguée que la leur.
Il habitait au bas de la grand place, à vingt
pas de
l'église, une maison confortable que l'on apercevait de la
chambre de ma grand'mère à travers les voûtes des
halles. La boucherie, avec ses grandes glaces et sa devanture peinte en
rouge-sang tenait toute sa façade au rez-de-chaussée.
Malgré sa destination, ce magasin était plaisant. La
lumière y pénétrait aussi intensément que
le son des cloches, en branle à tout moment sous les cent
prétextes de la vie chrétienne d'une paroisse. J'aimais
autant à m'y retrouver aux heures d'affluence, quand la
clientèle entourait l'étal, que dans le silence des
après-midi. Le mouvement de la rue, avec ses cortèges de
baptêmes, mariages et enterrements, ses distractions
renouvelées, ne manquait pas de pittoresque.
Ma prédilection pour la boucherie
était partagée
par toute la famille Trégarec dont elle constituait le lieu
géométrique. Chacun y venait ; non seulement par
nécessité alimentaire, mais attiré par la
rayonnante affabilité de ma tante Louise et la jovialité
de mon parrain. Les joies et les chagrins de la famille avaient leur
écho dans cette accueillante maison où les sentiments se
condensaient pour le bonheur de tous.
Louise et Corentin avaient leur franc-parler pour
servir aux uns et aux
autres leurs vérités. Paul Trégarec lui-même
ne dédaignait pas leur hospitalité quand il était
assuré de l'absence de ma grand'mère. Mon parrain et ma
tante lui administrait de sévères leçons
d'humilité qu'il acceptait de bonne grâce, car il
appréciait leur ardeur au travail et leur
spontanéité joyeuse.
Ma bonne mémé aimait son gendre. Je le
rapporte puisque
c'est à la fois un éloge de mon aïeule et de mon
parrain. Elle l'aimait sans doute pour la gaieté qu'il
répandait autour de lui ; peut-être aussi pour les
égards qu'il avait pour elle et que n'ont pas toujours les
gendres, mais certainement pour l'affection qu'il me portait et les
gentillesses dont il me comblait et auxquelles elle était plus
sensible que moi-même.
Je ne me souviens pas que mon parrain m'ait jamais
rabroué et
cependant, connaissant mon caractère, tant par les reproches qui
m'ont été faits que par des examens de conscience
dénués d'amour-propre, j'ai dû mettre à
l'épreuve, bien souvent, ses trésors de patience. Mais il
aimait les enfants et savait les amuser en s'amusant lui-même, ce
qui est un art difficile à pratiquer.
Parfois, j'arrivais quand à l'étal il débitait la
viande, entouré de dix clientes exigeantes, qui, toutes,
voulaient le morceau déjà vendu. Tout autre que lui m'eut
renvoyé à mes jeux. Il m'accueillait, au contraire, avec
bonne humeur et m'invitait aussitôt à la besogne :
- Je t'attendais. J'avais besoin de ton aide.
J'empoignais à deux mains la viande,
persuadé que je
l'aidais vraiment. L'hygiène y perdait ses droits ; mais en ce
temps, la clientèle s'intéressait plus à la
qualité de la marchandise et à son prix qu'aux soins
apporté à sa présentation ou à sa
manipulation. La tenue de toile blanche du boucher suffisait à
satisfaire les principes d'hygiène.
Mon parrain m'appelait "son premier commis". Ce
titre fut une de mes
premières fiertés. Il me valait une place dans le
cabriolet qui assurait la liaison entre l'abattoir et la boucherie. Ce
cabriolet était tiré par Tempête, un petit cheval
demi-sang, nerveux, aux pattes fines, à la longue queue de crin
soyeux. Tempête était le type du cheval de boucher. Au
repos, il avait des caprices, comme un enfant, mais il n'avait pas son
semblable pour la vitesse et l'endurance au cours des
randonnées. Attachée devant le magasin, l'excellente
bête acceptait de patienter un temps raisonnable, mais si
l'attente se prolongeait elle hennissait et frappait du sabot sur le
pavé. Mon oncle Corentin me disait alors :
- Tempête t'appelle. Porte-lui une croûte de pain.
Le cheval me connaissait. A mon approche il tournait
la tête et
de ses lèvres frémissantes happait avidement le pain que
je lui présentais dans le creux de la main. Il consentait
à patienter encore, chassant à grands frissons les
mouches qui lui taquinaient les flancs. Un moment plus tard, il
reprenait son manège, sachant que cette fois il recevrait un
morceau de sucre. Lorsque nous montions dans le cabriolet pour prendre
la route, Tempête secouait son encolure pour faire tinter son
collier de grelots, ce qui était sa manière de manifester
son contentement.
Je commettrais une injustice si, après avoir
présenté Tempête, j'omettais Prince, cet autre ami.
C'était un fox à poils ras de race mal définie,
auquel, selon l'expression populaire, il ne manquait que la parole pour
affirmer son intelligence. Ses attitudes cocasses mettaient son
maître en gaieté. Quand Prince penchait la tête, une
oreille à demi dressée, une tâche noire sur l'oeil,
tel un monocle, mon parrain inclinait à penser que les chiens
sont plus amusants que les hommes.
La petite bête semblait l'interroger :
- Viens-tu ?
Et si mon oncle faisait mine de sortir, elle
bondissait en jappant
devant lui et sautait dans le cabriolet. Prince participait à
toutes les sorties. Il se plaçait sur le siège, entre son
maître et moi et, de son bruyant langage, encourageait
Tempête à accélerer son trot.
Si j'évoque Tempête et Prince, c'est
qu'ils sont
inséparables des souvenirs que m'ont laissé les
tournées dans la campagne à l'occasion desquelles mon
oncle effectuait ses achats de bétail.
J'avais, ces jours là, une exacte conscience
de mon importance.
Dans les fermes où nous nous arrêtions, je faisais valoir
ma prestance en me tenant bien droit.
- "C'est mon filleul", disait mon oncle, avec une nuance de tendresse
qui ne m'échappait pas. Je jouais mon rôle de premier
commis en caressant les veaux et les moutons ou en mangeant du lard, ou
en buvant du cidre comme il se doit entre bons Bretons. Je m'empiffrais
tant de cochonnaille, de crêpes, de pain de seigle et de beurre
que je rentrais de la tournée repu comme un roi nègre
après ripaille et refusais de dîner.
Ma Mémée qui attendait le retour de
l'équipage
s'étonnait de ma mine congestionnée et reprochait
à mon parrain son insouciance. Le brave homme en riait et se
défendait en me poussant à affirmer publiquement ma
satisfaction. Sûr de ma fidélité, il m'interpellait
:
- Demain, je vais encore en route, viendras-tu ?
C'était offrir la lumière à un
aveugle.
J'acceptais l'offre avec un empressement non équivoque, me
persuadant que le métier de boucher était le plus
séduisant qui s'offrait aux hommes puisqu'il leur procurait
à satiété le meilleur pain du monde, des
crêpes, du cidre, de la saucisse et quantité d'autres mets
qui m'amènent encore l'eau à la bouche.
En vérité, je n'ai pas tellement
varié dans mon
opinion depuis cette époque bénie et, sans recourir
à de subtiles déductions, je persiste à croire que
le bon métier est celui qui, selon l'expression de Rabelais,
satisfait la tripe. Que les pharisiens se voilent la face ; mais
j'imagine que les hommes aux mains calleuses se réjouiraient de
l'avènement d'une ère qui présiderait à la
répartition des joies de la table au prorata des appétits.
Si je n'y veillais, les détours
philosophiques
m'entraîneraient hors de ma route et me feraient oublier mon but
qui n'est pas de recréer le monde, mais de présenter les
héros d'une intrigue ensevelie sous l'humus des années.
Mon oncle Corentin alliait l'imperturbable
sérieux de Don
Quichotte à la ruse de Sancho. C'est assez dire qu'il avait
l'esprit humoristique. Il usait du paradoxe pour jouir de l'indignation
de ceux qui se laissaient prendre à son jeu. La
méchanceté était exclue de ses propos et son
ironie ne blessait pas. Prenant le contre-pied des conventions sur
lesquelles reposent la Société, l'Eglise, la Patrie et
autres mythes sonores, il choquait les gens qui le connaissaient peu et
passait pour original aux yeux des brebis bêlantes.
Il possédait un petit cercle d'amis, comme
lui bon-vivants,
toujours disposés à vider une bouteille en discutaillant
de futilités ou de politique. Parmi eux figurait l'abbé
Le Flem, vicaire à cheveux blancs qui attendait, à
cinquante ans, que Monseigneur daignât le nommer recteur d'une
paroisse. Il n'avait d'autre ambition qu'un presbytère
flanqué d'un jardin à l'ombre d'une vieille église
aux pierres patinées dans laquelle il prêcherait le
dimanche la parole du Christ à une population de marins et de
paysans robustes. Mais en terre des prêtres, l'avancement n'est
pas rapide et son zèle de pêcheur d'hommes s'était
singulièrement refroidi depuis le jour de son ordination. A
cinquante ans, la fougue apaisée, le sectarisme
émoussé, son esprit reprenait une liberté depuis
longtemps écartée. Le flot de foi le portait encore, bien
sûr, mais selon son expression, il se contentait de "faire la
planche".
Lorsque, du seuil de la boucherie, mon oncle
apercevait l'abbé
Le Flem descendant les marches de l'église, il lissait sa
moustache. Ce signe qui, sans être convenu, était une
invite, amenait un sourire sur le visage du prêtre, prêt au
cordial accrochage.
- On trinque ? interrogeait mon parrain
- Et vous direz ensuite, rétorquait Monsieur Le Flem, que je
passe d'une boutique à l'autre. Mais oui ! On trinque. Tout
considéré, on boit mieux dans votre boutique que dans la
mienne.
Ils se retiraient dans la salle à manger en
se donnant des
bourrades dans le dos. La bouteille les attendait sur la table. Le
bouchon sautait et le verre de cidre en main, les deux amis
s'affrontaient.
- Admettez-le, disait mon parrain, il y a plus de philosophie dans ce
verre qu'il n'y en a dans vos livres et vos prêches !
- N'exagérez pas, Corentin, protestait l'abbé qui mordait
à coup sûr à l'hameçon. La discussion
s'engageait sur le terrain scabreux de la religion. Mon oncle avait
fait ses études au petit séminaire et sa vaste
mémoire, qui l'incitait à recourir aux textes, lui
permettait de soutenir la controverse, d'opposer des arguments et
d'embarrasser le prêtre. Il citait la Bible, ce qui ne manquait
jamais d'exaspérer son adversaire.
- La Bible ! La Bible ! Vous n'avez pas le droit, Corentin, en tant que
catholique, de lire la Bible. Vous ne pouvez vous référer
qu'à l'Evangile.
A quoi mon parrain répliquait malicieusement :
- Pourquoi l'Evangile diffère-t-il du Nouveau Testament puisque
tous deux sont traduits des mêmes textes grecs ou hébreux ?
- Mais ils ne diffèrent pas ! avouait candidement le vicaire.
- Alors pourquoi voulez-vous que je renonce à la lecture de la
Bible !
La dessus, la porte s'ouvrait et ma tante
introduisait un
troisième larron en la personne de Monsieur Grall, le pharmacien
de la rue Neuve. Rond comme une dame-jeanne, des jambes courtes, le nez
resplendissant, tel une enseigne fraîchement repeinte, Monsieur
Grall paraissait être doté d'un flair de chien
d'arrêt. Il arrivait toujours quand une bouteille se vidait.
- Je m'en doutais, disait-il en entrant. Et sans plus de façon
prenait un siège.
- C'est bien cela, Monsieur Le Flem, je vous surprends encore le verre
en main.
Mon parrain surenchérissait :
- Eh ! oui ; alcoolique et breton toujours !
Le pharmacien professait des théories
régionalistes,
voire autonomistes. Pour lui, la Bretagne seule comptait, et il
bafouait la France avec une outrecuidance qui, pour sincère
qu'elle fut, mettait ses partenaires en méfiance.
- Savez-vous, Monsieur Le Flem, de quelle langue usaient Adam et Eve au
paradis terrestre ?
Prudent, l'abbé bredouillait et s'excusait du
silence des
écritures sur ce point d'exégèse.
- Ils parlaient le breton, affirmait avec force le pharmacien.
- Que vous apprend-on au grand séminaire ? insinuait mon oncle.
- N'abusez pas, suppliait le vicaire.
Le docteur Tossoul, autre habitué de la
maison, entrait à
point nommé pour sauver l'abbé Le Flem de la
déroute. Il aimait, entre deux visites à ses malades,
à s'arrêter à la boucherie pour s'enquérir
des potins de la ville.
- Vous arrivez à temps, déclarait Monsieur Grall, la
bouteille est vide.
- Est-ce à dire que j'arrive trop tard ?
- Non ! Je dis ce que je dis. En votre honneur Corentin
débouchera une seconde bouteille.
- Farceur ! Il me faut constater que je ne vous rencontre jamais que
devant un verre plein. Aussi bien l'abbé que vous. Cela vous
jouera un mauvais tour !
- Ne me racontez pas d'histoires. Gardez-les pour les clients
sérieux, ceux qui paient. On m'a toujours appris, plaisantait le
pharmacien, qu'il n'y a que le foie qui sauve. Est-ce vrai Monsieur Le
Flem ? Eh ! bien, je soigne mon foie.
Tous, y compris le vicaire, riaient de cette vieille
plaisanterie.
Monsieur Grall renouait le fil de ses idées.
- Lorsque vous êtes entré, Tossoul, j'apprenais à
l'abbé un point de science religieuse de la plus haute
importance et qu'il ignorait, évidemment, à savoir que le
breton était la langue employée au paradis terrestre.
- Boniment cela ?
- C'est ainsi. Adam et Eve usaient du même langage que nous.
Leurs noms l'indiquent. Lorsque Adam mangea la pomme, un morceau lui en
demeura dans le gosier. Vous savez cela ... La pomme d'Adam bien
sûr ! Le pauvre homme étouffait. Eve, inquiète, lui
demanda :
- Que t'arrive -t-il ?
- Montrant du doigt sa gorge, il réussit à prononcer :
"Eun tall ! " "Un morceau ! " De là son nom "Adam" ! Eve,
qui était une femme avisée et qui avait des notions
médicales conseilla son époux : "Eve ! " - "Bois ! "
Est-ce clair ?
Le vicaire, repoussant sa barrette sur ses cheveux
argentés,
riait de bon coeur.
- J'aurais dû m'en douter ! Monsieur Grall a toujours de bonnes
histoires !
Mon oncle emplissait les verres en interpellant le
médecin :
- Toujours beaucoup de malades, docteur ?
- Grâce à Dieu ! oui. Tiens, je viens de voir Paul
Trégarec. Ca ne va pas. Je suis inquiet. Gangrène.
Amputation. A son âge, c'est mauvais. Je n'ai pas caché le
danger et je crains fort, l'abbé, que ce ne soit vous qui ayez
bientôt à vous en occuper.
- Moi ? s'étonna humblement le vicaire. Non, pas moi
assurément. Je ne suis que le prêtre des gueux. Paul
Trégarec est un client pour Monsieur le curé.
1 Méné
est le
mot breton qui désigne une montagne. Exemple : le
Méné-Bré.
2 Génèse IX 20-27.
"Noé, homme du sol,
commença à planter une vigne.
Il but du vin, s'énivra et se dénuda au milieu de sa
tente. Cham, père de Canaan, vit la nudité de son
père et en fit part à ses deux frères au-dehors.
Sem et Japhet prirent un manteau et le mirent, à eux-deux, sur
leur épaule, puis marchèrent à reculons et
couvrirent la nudité de leur père. Leur visage
étant tourné en arrière, ils ne virent pas la
nudité de leur père. Noé s'éveilla de son
vin et apprit ce que lui avait fait son plus jeune fils. Il dit "Maudit
soit Canaan ! Il sera pour ses frères l'esclave des esclaves !"
Puis il dit "Béni soit Iahvé, le Dieu de Sem, et que
Cannan lui soit esclave ! Qu'Elohim dilate Japhet et qu'il habite
dans les tentes de Sem ! Que Canaan leur soit esclave !"
3 Sans doute est-il bon de rappeler aux plus
jeunes
que les femmes n'ont eu en France le droit de vote qu'en 1944 ...
4 La bilik
est la plaque de fonte ronde chauffée par en dessous sur
laquelle cuit la crèpe. On utilise toujours deux bilik cote
à cote.
5 brenique
pour bernique, patelle. Déformation analogue à bourrouette
pour brouette.
6 extrémisé,
pour donner l'extrême-onction, le sacrement des malades et des
mourants.
7 patenotre
pour Pater noster
8 Epitre aux Romains, XI, 33-34.
"O profondeur de la richesse, de la
sagesse et de la science de Dieu ! Qu'insondables sont ses jugements et
indéchiffrables ses chemins ! Car qui a connu la pensée
du Seigneur ou qui a été son conseiller ?"
9 Isaïe XXXVIII. ?
10 Cantique des cantiques. II
12.
Les fleurs sont apparues dans le
pays, le temps de la chanson est arrivé et la voix de la
tourterelle a été entendue dans notre pays,
11 Cantique des cantiques. II
14.
ma colombe, dans les fentes du
rocher, dans le secret du raidillon, fais moi voir ton visage, fais moi
entendre ta voix, car ta voix est douce et ton visage est beau.
Le manuscrit se présente sous 4 versions, dans
l'ordre :
1) Quelques chapitres et notes sur des enveloppes bleues
dépliées, au dos de fragments de cartes d'état
major et sur des papiers à entête de la prison de Rennes.
Ceux sont les documents originaux les plus anciens. Ces textes ont été
écrits en 1943-1944, quan André Rouault était emprisonné par la
Gestapo, suite à la dénonciation de son ancien employeur.
Début du chapitre D11 sur une enveloppe
dépliée
2) Un registre à pages numérotées
(Chapitres D1 à D8, S1 à S5).
Début du chapitre D1 sur le registre
à pages numérotées.
3) Un cahier d'écolier Le bolide (Chapitre D1).
Début du chapitre D1 sur un cahier
d'écolier.
4) Des feuilles tapées à la machine
(Chapitres D1 et D2).
Début du chapitre D1 tapé à la machine.
Dans la mesure du possible, la version la plus
récente (ou jugée comme telle) a été
retenue.
Ordre et numérotation des
chapitres
Le texte manuscript de la version 2
présente les 13 premiers
chapitres dans l'ordre. Il suffisait de poursuivre la
numérotation des chapitres ainsi initiée.
Les derniers chapitres ont été reconstitués
à partir des documents de la version 1, dans l'ordre, toujours
discutable, qui m'a paru le plus logique avec l'ensemble de l'ouvrage.
Il demeure encore des fragments manuscrits non
exploités. Il
peut s'agir d'anciennes versions très altérées des
16 chapitres publiés ou alors d'éléments
isolés de chapitres supplémentaires. Voilà un peu
de grain à moudre pour les générations futures ...
Dans la première publication de ce texte sur
Internet, les 16 chapitres ont été numérotés de I à XVI. Dans cette
révision, les récit a été regroupé en deux séries, la première
numérotée de D1 à D11 (Un drame familial à Landivisiau) et la seconde
de S1 à S5 (Souvenirs de Landivisiau)
Ancienne numérotation
|
Nouvelle numérotation
|
Un drame familial à Landivisiau
|
I
|
D1
|
Ma bonne ville et ma bonne
Grand'mère
|
II
|
D2
|
Le colporteur et ses deux fils
|
III
|
D3
|
Le magasin de nouveautés
|
IV
|
D4
|
Le premier échec de Paul Trégarec
|
V
|
D5
|
Tante Marguerite
|
IX
|
D6
|
Le second échec de Paul Trégarec
|
X
|
D7
|
Le caveau de famille
|
XIII
|
D8
|
L'agonie de Paul Trégarec
|
XIV
|
D9
|
Intercession ecclesiastique
|
XV
|
D10
|
L'audience du tribunal divin
|
XVI
|
D11
|
Embarquement pour la Bretagne
céleste
|
Ancienne numérotation
|
Nouvelle numérotation
|
Souvenirs de Landivisiau
|
VI
|
S1
|
Les Rolland
|
VII
|
S2
|
La mère supérieure
|
VIII
|
S3
|
La boulangère de la rue neuve
|
XI
|
S4
|
Le jour des crèpes
|
XII
|
S5
|
Oncle Corentin, mon parrain
|
Titre de l'ouvrage
Tel qu'il m'a été transmis, ce texte n'avait pas de
titre. Fallait-il le laisser sans titre
? Sachant que la Nature, qui
comprend en particulier les Editeurs, les Bibliothèques et les
Gens de lettres, a horreur du vide, j'ai
préféré passer moi-même ce texte sur les
fonds baptismaux, plutôt que d'autres le fassent avec sans doute
moins de
bonheur à mes place et insu.
Dans les années 1925-1933,
quand il habitait La Garenne-Colombes (Hauts de Seine),
André Rouault a participé à la création du
pardon des bretons de banlieue et d'une
revue intitulée Chronique
bretonne. De la forme de ce titre,
dont il est vraisemblablement l'un des pères naturels, j'ai
construit Chroniques landivisiennes,
titre qui m'a semblé bien représenter ce texte qui
rassemble non seulement des souvenirs personnels, mais aussi l'histoire
d'une famille et d'une ville bretonne.
Clé
de chroniques landivisiennes, par Jacques-Deric Rouault
|
Dans son récit autobiographique Chroniques
Landivisiennes, André Rouault a jugé bon de modifier les
noms et
prénoms des protagonistes. C'est donc qu'il pensait
publier son texte sous une forme ou une autre, et/ou que ses cousins
pourraient un jour lire ce texte. Je n'ai pas jugé
utile de
modifier le
texte original pour rétablir les noms authentiques.
Aujourd'hui,
tous sont
décédés depuis longtemps, aussi ai-je pris la
responsabilité de faire figurer dans ce document
annexe la clé établissant la
correspondance entre les noms du
texte et les noms réels.
D'ailleurs, il n'y a aucune difficulté à consulter
l'état civil pour reconstituer l'arbre
généalogique authentique à partir des actes ou mon
grand père apparait.
La
rancoeur de la grand-mère de mon grand-père était
uniquement dirigée à l'encontre de son beau-frère,
et elle ne nourrissait aucune animosité particulière
envers son épouse ou ses trois fils. J'espère que le
récit est clair à ce sujet et que mes lointains cousins
ne me tiendront pas rancune de mettre sur la place publique ce
récit qui accuse leur ancêtre.
A l'analyse, il apparaît cependant que
mon grand
père, en relatant ses souvenirs, n'a pas exactement
respecté les faits dans leur totale exactitude ou chronologie.
Peut-être sa mémoire était-elle défaillante,
mais, le connaissant comme je l'ai connu, j'inciterai à penser
qu'en bon journaliste, il ait préféré arranger la
réalité pour dramatiser
davantage le récit et rajouter encore plus de melo !
En conséquence, ces informations
parcelaires sont à prendre avec
réserve
et nécessitent dans le futur un contrôle précis aux
archives municipales de Landivisiau et départementales du
Finistère.
La
ville
Dans le chapitre D1, il est écrit que la
ville bretonne
oû se passe le drame est une
petite ville qui a ses rues pavées, son champ de foire,
ses halles monumentales, son église (belle parmi tant de belles
églises), sa mairie et, qu'il vous plaise ou non, deux gares :
la grande et la petite. Une ville qui a même sa gendarmerie
puisque dans la hiérarchie des communes elle se hisse à
l'échelon des chefs-lieux de canton. Cette ville est
entourée de landes où
galopent des chevaux d'une race incomparable, d'une stature
universellement réputée et que convoitent les amateurs
des plus lointaines nations. Nous avons là une
description de Landivisiau, la capitale du cheval breton.
La
famille Trégarec
L'auteur du récit, André
Célestin Casimir Rouault, se nomme Jean dans le récit. Sa
mère, Emma Tréanton
était la fille de Casimir
Tréanton et de Pauline
Le Bras. Son parrain était Célestin
Kerdiles, boucher
à Landivisiau. Le vrai nom des Trégarec est donc Tréanton.
L'ancêtre de
cette lignée, le
colporteur du chapitre D2 Corentin
Trégarec s'appelait en
réalité Joseph
Tréanton. Il
est né en 1807 et s'est éteint en 1867. Avec son épouse Jeanne
Brionne, il a eu 2 garçons : Armand et Casimir, et
deux filles Louise et Catherine.
Casimir Tréanton (= Jean Trégatrec Chapitre
D2) né en 1848 ou 1850 s'est marié avec Pauline
Le Bras (= Anne Le Goff,
la grand mère l'auteur Chapitre D1 D2, D7, D8,
D10, D16)
et a eu 3 filles : Pauline, Jeanne et Emma. Il m'a été
rapporté que, contrairement au récit (Chapitre
II), Casimir se serait
suicidé (par pendaison) à l'âge de 34 ans en se
voyant
dépossédé par son frère.
Jeanne Tréanton (= Louise Chapitres
D3, D5, D8, S5) s'est mariée avec Célestin
Kerdiles (= Corentin Queinnec
Chapitres XII, XIV), boucher à
Landivisiau et parrain de l'auteur, et a
eu deux enfants : un fils mort à 9 mois et Jeanne (= Cécile Chapitres
VII, XIII). Elle s'est éteinte en 1956 à l'age de 84 ans.
Jeanne Kerdiles, née en 1897 (plus
agée de moi de trois ans : chapitre S1) ,
s'est mariée à Alfred
Meudic, médecin à Saint Pol de Léon et a eu
4 fils : Jean, Paul, Jacques et André.
Pauline Tréanton (= Marthe
Chapitres D3, D5) s'est mariée le 28 juillet 1896
à Landivisiau
avec Charles Gueguen. Elle est
décédée à Brest le 11 janvier 1961. Elle a
eu en 1897 un fils, Charles
(surnommé Charlot - voir chapitres S1, D8). Sans l'avis de son
mari, elle a
acheté et créé le bazard populaire, rue de Siam
à Brest. Son fils Charles a eu une fille, Paulette,
mariée à Maurice Quiniou.
Emma Tréanton (Francine Emma
pour l'état civil = Marie
Chapitres D3, D5) est née en 1876 à
Landivisiau et décédée en 1956 à Morlaix.
Elle a eu avec Paul Rouault 3
enfants : Paule (née en
1898 et décédée à l'age de 7 ans), André,
le rédacteur du
récit (= Jean)
(né en 1900 et décédé à Pornic en
1988) et Paul (né en
1907 et décédé à Pornic en 1996). Au
chapitre S1, Paule,
l'ainée, vit chez ses parents, alors que le cadet, André, est initialement
placé chez une nourrice avant d'être repris par sa
grand'mère.
Armand
Tréanton (=
Paul
TREGAREC Chapitre D2, D4, D5, D6, D7) est né en 1846 et
est décédé
le en 1914 à l'age de 68 ans. Il s'est marié avec Jeanne Paul (=
tante Marguerite Chapitre D5) décédée en 1911 à 71 ans. Ils
auraient
eu quatre enfants : Léon
(1866-1936), Basile
(1868-1928), Armand (1870-?)
et Joseph (1870-1900).
Dans le récit, seuls apparaitraient les trois fils de Basile : Paul (1895-1978), Auguste
(1897-1933),
Maurice (1900-1933).
Pierre Trégarec (= Paul Tréanton ?) édifia une prétentieuse
bâtisse de style bâtard, traça des allées et
des pelouses et planta de multiples essences d'arbres qu'il fit venir
à grands frais. Devant son domaine, en bordure de la route, il
dressa une longue grille en fer forgé, avec porte monumentale,
[...] Il eut un fils qu'il prénomma Pierre comme lui. (Chapitre S1).
Jacques Trégarec
(= Auguste Tréanton ?
Chapitres D7, D8) et sa femme Jeanne
avait leur maison place au beurre, avec une servante nommée Françoise (Chapitre S1)
Maurice Trégarec
(= Maurice Tréanton ?
Le prénom aurait été conservé !) (Chapitres S1, D8).
Les
autres personnes
Mayvonne, la
nourrice
(Chapitre S1), est la mère du curé de l'ile de
Sein, frère
de lait d'André Rouault, qui,
après l'invasion de la France en 1940, envoya les hommes de
l'ile continuer à se battre par delà la Manche. Son mari
est Fanch Bodélès,
forgeron (Chapitre S1). Ils eurent également une fille, Louise Bodélès
(Chapitre S1).
Marie Cam est la jeune bonne
employée pour veiller sur l'auteur (Chapitres S1, D8, D9, D10)
Il ne semble pas que les noms des voisins Joséphine, Marie,
Geneviève (surnommée Chinove, qu'on retrouve au chapitre S4) et Colas
Rolland aient été modifiées. La
photographie montrant le magasin des Rolland indique Peinture Vitrerie.
(Chapitres S1, D8, D9, D10)
Chân-ar-Maout : une paroissienne de Landivisiau (Chapitre S1).
(traduction littérale : ? maout signifie mouton)
Auguste Pindivic et Joseph Guillou : deux paroissiens de Landivisiau,
qui habitent l'un à coté de l'autre (Chapitre S1).
La mère supérieure, soeur Philomène, soeur Marthe,
Soeur Saint Jean de la communauté locale des religieuses du
Saint-Esprit.(Chapitre S2).
La famille Merrer : le père Jean-Louis, la mère
Jeanne-Marie, le fils Petit Pierre (Chapitre S3).
Maryvonne Le Bihan, propriétaire de l'hotel du cheval blanc
(Chapitre S3)
Madame Pindivic, propriétaire du café d'Armor, rue Saint
Gwenaël ? (Chapitre S4)
Madame Cougard, à l'hotel de la poste (Chapitre S4)
Le maire de l'époque est Maitre Coroller, notaire (Chapitres D4, D6,
D7). Son épouse se nomme Marie-Louise (Chapitre S3).
Membres du conseil municipal : Célestin Larvor boucher, Polyte
Guillou marchand de toile (Chapitres D4, D6)
Soize Congard, qui allait dans les
rue, agitant "ar c'hloc'hig an Ankou", la clochette de la mort, et
criait les noms des trépassés avant d'inviter la
population à prier Dieu pour le repos de leurs âmes
(Chapitre D6)
Soize, qui tient la créperie, en dehors de la ville,
après la tannerie (Chapitre S4).
L'abbé Guiwarch (Chapitre D6, D9).
Les amis de l'oncle Corentin : l'abbé Le Flem, Monsieur Grall,
le pharmacien de la rue Neuve, le docteur Tossoul (Chapitre S5).
Madame Bodiou, cliente du magasin de nouveautés (Chapitre D8)
Jancé Kongard, qui tient un magasin de jouets "La poupée
bretonne" (Chapitre D9)
Ces informations parcellaires sont à prendre avec réserve
et nécessitent dans le futur un contrôle précis aux
archives municipales de Landivisiau et départementales du
Finistère.
Les
noms de lieux
A priori, je considère que les noms de lieux ont
été conservés. A comparer avec un plan du
Landivisiau de l'époque ...
La maison de la grand mère, datant de 1725, donne à
la fois sur la rue des Halles et de la rue Kervanous, à une
maison du coin (Chapitre D1, D8). Cette maison fait face aux halles
(Chapitre D3). Elle touche d'un coté l'immeuble neuf de
l'épicerie Guillerm (Chapitre D3, D8). De l'autre
coté, elle touche la maison des Rolland (Chapitre S1).
Etude des 3 filles au couvent Saint François (Chapitre D3)
Les établissements Trégarec jouxtent le champ de foire
(Chapitre D4)
La rue neuve, qui commence par la boulangerie Merrer (Chapitre S3),
la pharmacie de monsieur Grall (Chapitre S5)
La rue Saint Gwenaël, qui mène hors de la ville, avec le
café d'Armor, l'hotel de la poste (Chapitre S4). Ensuite les
tanneries puis la créperie de Soize.
La boucherie de l'oncle Corentin, au
bas de la grand place, à vingt pas de l'église
(Chapitre S5)
Essai
de chronologie
J'ai beaucoup de mal à faire coincider la chronologie
officielle et le récit de mon grand père. Une
étude précise des actes d'état civil reste
à faire.
J'indique ici les dates et filiations dont je suis (à
peu près) sûr.
1846 Naissance à Landivisiau de Pauline
Le Bras, la grand mère du narrateur.
1848? Naissance de Casimir
Tréanton, fils de Armand Tréanton et de Jeanne Paul
1870? Mariage de Casimir Tréanton et de
Pauline Le Bras
1872 Naissance à
Landivisiau de Jeanne, fille de Casimir Tréanton et
de Pauline Le Bras.
1874? Naissance à Landivisiau
de Pauline, fille de Casimir Tréanton et de Pauline Le Bras.
1876 Naissance à
Landivisiau de Emma, fille de Casimir Tréanton et de
Pauline Le Bras.
1884 Décès à
Landivisiau de Casimir Tréanton à l'age de 34 ans. Ses
filles ont 8, 10 et 12 ans.
1897? Mariage de Paul Rouault et de Emma
Tréanton. Il n'est pas certain que les 3 soeurs se
marièrent le même jour (Chapitre D3).
1900 Naissance à Landivisiau
de
André Rouault, le narrateur, fils de Paul Rouault et
de Emma Tréanton
1924 Décès à Landivisiau de
Pauline
Le Bras, la grand mère du narrateur.
1940-1944 Rédaction du texte par André
Rouault
1988 Décès à Pornic (44)
de André Rouault, le narrateur
Commentaire,
par Jean-René Tréanton
|
Il y avait deux frères Tréanton :
Armand l'ainé, né en 1843 et le cadet Casimir, né en 1850.
Armand
était un brasseur d'affaires de grande valeur, alors que
Casimir, dans les recensements landivisiens est toujours
qualifié de "mécanicien" (ouvier ?).
Le premier fait
fortune, le second végète. D'où la rancoeur de son
épouse (Pauline Le Bras), devenue veuve très jeune avec
trois filles à marier, et sa jalousie à l'égard
d'Armand à qui tout réussit.
Je suppose que
André Rouault rapporte tout ce que sa grand'mère Pauline
Le Bras (avec ses trois filles) a pu lui raconter de perfide contre la
réussite des Trégarec (quatre fils et fortune).
L'affaire
Tréanton fut fondée en 1848 par Joseph (qui à ses
débuts exerçait le métier de tailleur),
dopée par Armand (mort en 1914), gérée à
partir de 1920 par les trois cousins Jean, Auguste et Maurice
(Entreprise JAM tréanton). A la mort de Auguste et de Maurice en
1934, l'affaire continue sous la direction de Jean Tréanton et
de Gabriel Queinnec (mari de Anne Tréanton). La
société a été vendue en 1972 à des
intérets nantais qui ont fait faillite 20 ans plus tard.
Jean-René Tréanton
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