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Chroniques landivisiennes

par André Rouault

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Version 4.1 du
4 Mai 2012

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André Rouault, 2012. Chroniques landivisiennes. Rastell Toull page C125

Introduction par Jacques-Deric Rouault

     Le texte des Chroniques landivisiennes a été écrit par mon grand père, André Rouault. C'est un récit autobiographique qui retrace son enfance à Landivisiau, dans le nord Finistère (Bretagne, France). Ce texte relate un drame familial qui s'est déroulé dans les années 1870-1890, et mon grand-père a entièrement épousé le point de vue de sa grand-mère, qui l'avait élévé jusqu'à l'age de 7 ans. D'ailleurs comment aurait-il pu faire autrement ? Ce récit est donc volontairement partial, et il ne m'appartient pas de faire la part des choses et de vouloir juger qui avait raison et qui avait tort. D'ailleurs, cela peut-il avoir un sens deux siècles après ?  Il reste le témoignage d'une autre époque, et c'est cela qui me parait le plus important.
    Ce texte reprend et développe une partie de la page web que le lui avais consacrée en 2006 sur mon site perso.

    Le récit se compose
de 16 différents chapitres, 11 d'entre eux se rattachent à la relation du drame familial qui s'est produit entre la grand-mère de mon grand-père et son beau-frère, le grand-oncle de mon grand-père, 5 autres se rattachent à d'autres souvenirs d'enfance. Dans une présentation antérieure, j'avais regroupé tous ces chapitres. Aujourd'hui, il me parait plus opportun de les présenter sous la forme de deux ensembles :
    D1 à D11 : Un drame familial à Landivisiau
    S1 à S5 : Souvenirs de Landivisiau
    Ce récit est suivi de notes.

    Suit ensuite une présentation du manuscrit.
Ce texte m'est parvenu sous une forme relativement fragmentaire, et j'ai établi la version définitive en structurant les 16 chapitres qui le composent, en leur attribuant les titres manquants, en les ordonnant suivant une chronologie relative et en recherchant les illustrations dans les archives familiales.

    Mon grand-père avait jugé bon de modifier les noms et prénoms des protagonistes de ce drame, et je me suis pas senti le droit de rétablir les noms authentiques dans le texte original. Aujourd'hui, tous sont décédés depuis longtemps, aussi ai-je pris la responsabilité de faire figurer dans un document annexe la clé établissant la correspondance entre les noms du texte et les noms réels.

    La rancoeur de la grand-mère de mon grand-père était uniquement dirigée à l'encontre de son beau-frère, et elle ne nourrissait aucune animosité particulière envers son épouse ou ses trois fils. J'espère que le récit est clair à ce sujet et que mes lointains cousins ne me tiendront pas rancune de mettre sur la place publique ce récit qui accuse leur ancêtre. Entre temps, ce texte a été trouvé par un de mes lointains cousins, Jean-René Tréanton, descendant du beau-frère incriminé dans ce récit. Il m'a fait un commentaire que je suis heureux de faire figurer à la fin de cette page web.


Présentation par Jacques-Deric Rouault

    Le texte des Chroniques landivisiennes m'a été transmis de son vivant par mon grand-père André Rouault, quelques années avant sa mort, accompagné du commentaire : Fais en ce que tu en jugeras bon !

    Mon grand père n'avait pas publié ce texte de son vivant. Parce qu'il le considérait comme inachevé ? Parce ce texte n'était pas convenablement dactylographié ? Parce qu'il ne connaissait pas à l'époque d'éditeur breton capable de mener ce projet à terme ?

    De quel droit alors rendrais-je ce texte public après son décès ? Plutôt que d'invoquer les classiques alibis sentimentaux ou faussement altruistes, je considère que c'est la meilleure façon de le pérenniser. Tous les jours se consument de nouvelles bibliothèques d'Alexandrie. Mon grand-père a jugé bon d'écrire ce texte et de me le transmettre ; à moi, son héritier et dépositaire, la responsabilité de le perpétuer.

    Et puis,
entretemps, le vent a  tourné : depuis le Cheval d'orgueil de Pierre Jackez Hélias, Les Mémoires d'un paysan Bas-Breton de Jean-Marie Déguignet, les Patates au lard de Jeannette Le Bohec, Les extraordinaires aventures du citoyen Conan ..., (désolé pour les autres récits que je n'ai pas lu ou qui ont moins marqué ma mémoire imparfaite), les récits autobiographiques bretons connaissent un regain d'intérêt touchant à la fois à la recherche des racines, à la science ethnologique, pour ne pas dire à la Bretonnitude (merci Léopold Sédard).

    J'ai délibérément choisi de publier directement les Chroniques landivisiennes sur Internet. Si l'accès en est libre et gratuit, ce texte bénéficie cependant de la protection légale du Copyright et du Dépot Légal.

    Pourquoi n'avoir pas fait appel à l'édition traditionnelle ? Parce que cela m'évite toute source de conflit avec mon potentiel éditeur, dont les intérêts auraient contradictoires avec les miens (moi aussi, j'ai mon caractère ...). J'ai l'expérience de livres dont la demande devenue trop faible passe au pilon et ne sont plus reédités, et deviennent alors perdus pour tout le monde (pour les lecteurs potentiels et pour l'auteur qui n'en a plus la libre disposition). Certes je me prive des quelques deniers que m'auraient rapportés une édition payante sur papier ... , et cela prive également en conséquence le fisc de recettes supplémentaires que j'aurais eu à verser ...

    En plus de la maitrise totale de la forme, l'édition directe sur Internet permet d'y faire figurer des documents graphiques anciens et des photographies en couleurs
récentes, ce qui aurait été totalement impensable avec les petits tirages de l'édition traditionnelle. L'édition directe sur Internet a une souplesse extraordinaire qui permet très simplement de faire des corrections et additions, chose qu'avec l'édition classique on ne peut faire qu'à l'occasion des nouvelles éditions (et encore ... !). Internet permet aussi d'entrer directement en relation avec les lecteurs, dans un rayon d'action qui s'étend bien au dela des frontières de la Bretagne ...

Les chroniques landivisiennes, par André Rouault

D1  Ma petite ville et ma bonne Grand'mère

                                                Quand reverrai-je, hélas ! de mon petit village
                                                Fumer la cheminée, et en quelle saison
                                                Reverrai-je le clos de ma pauvre maison
                                                Qui m'est une province et beaucoup davantage ?

                                                Joachim du Bellay

    La petite ville qui a vu mes yeux s'ouvrir à la vie, et dont le nom, quand je le murmure, m'est doux à l'oreille comme un gazouillis d'oiseau n'a guère retenu l'attention des géographes. Il me plaît qu'il en soit ainsi. L'affection est comme un gâteau : moins il y a de parts et plus elles sont grandes.
    Dans les pays où j'ai voyagé, il m'est arrivé d'évoquer cette petite ville si chère à mon coeur. Mes interlocuteurs se sont montrés surpris qu'une localité portât un tel nom. Sans doute pensaient-ils que par déformation orgueilleuse je parais du nom de ville quelque bourgade, un lieu-dit perdu dans la campagne bretonne, loin des routes, du rail, du progrès, loin de la vie.

    Un sourire naissait aux lèvres de ceux qui m'écoutaient. Un sourire qu'accompagnait souvent une question agaçante :
- Ça s'écrit comment ?
Je répliquais dans mon for intérieur :
- Dites toujours. Vous ne m'empêcherez pas de croire qu'il s'agit de la plus délicieuse petite ville du monde, celle où la vie est la plus douce, clémente, harmonieuse, où les heures sonnent clair dans un air léger, sous un ciel exaltant que les peintres et les poètes n'ont pas encore galvaudé.

    Une petite ville, oui, qui a ses rues pavées, son champ de foire, ses halles monumentales, son église (belle parmi tant de belles églises), sa mairie et, qu'il vous plaise ou non, deux gares : la grande et la petite. Une ville qui a même sa gendarmerie puisque dans la hiérarchie des communes elle se hisse à l'échelon des chefs-lieux de canton.

    Un jour qu'en Auvergne je m'entretenais avec un paysan malicieux de ses possibilités de culture et d'élevage, l'homme m'interrogea :
- De quel pays êtes vous donc ?
A l'énoncé du nom de ma petite ville il marqua une vive surprise :
- C'est-y que vous seriez Breton ?
Mon origine déroutait visiblement son entendement d'Auvergnat.
- C'est-y que vous seriez Breton ?

    Il n'eut pas manifesté plus d'étonnement si je lui avais appris que j'avais vu le jour à Tamatave ou à Mexico. Je n'ai jamais compris le sens de sa surprise. Marquait-elle de l'admiration pour la Bretagne ou de la compassion pour le Breton qui se révélait à lui ?

    Eh oui, je suis Breton. Et fier de l'être. Fier d'être Breton comme de porter les stigmates de ma race. Fier d'être fier.
Sans doute est-ce une fierté à la portée de tous les hommes de quelque pays qu'ils se réclament. Cependant, tous n'ont pas eu le privilège de naître dans ce bon vieux logis à la porte un peu basse où se lit, sur le linteau, une date burinée dans le granit : 1725.

    Cette maison (ma maison) ferait l'angle de la rue des Halles et de la rue Kervanous si une décision d'alignement due au cerveau d'un urbaniste sacrilège n'avait pas accordé ce privilège à un immeuble prétentieux qui écrase de ses deux étages l'humble demeure de mes aïeux.

    Mon enfance s'est déroulée dans cette vieille maison de ma petite ville.

    Au cours de ma vie, j'ai souvent déplacé ma tente. J'ai vécu aux champs puis connu les ruelles des quartiers misérables. Pendant vingt ans, Paris m'a compté au nombre de ses habitants, Paris où s'affrontent l'opulence et la misère, les plaisirs et la faim. Paris la capitale qui consacre les talents ou ruine les ambitions. Mais, lorsque lassé de la lutte, épuisé par le rythme trop rapide d'une vie ardente j'ai désiré retrouver la force et la sérénité, redevenir moi-même, c'est vers ma petite ville que je revenais.

    Un voyage par la pensée suffisait même parfois à me rendre l'équilibre compromis, à m'insuffler le courage de poursuivre une route semée de déceptions.

    Franchissant le seuil dressé en 1725 par un de mes ancêtres, bourgeois cossu de l'époque, je m'en allais, accompagné d'ombres bienveillantes, rôder dans les pièces immenses où revivaient pour moi des scènes familiales. Je partais seul pour une symbolique promenade dans ces rues aux noms sans prétention du début du siècle : rue Neuve, rue du Mur, rue de la Trinité... Elles portent aujourd'hui et je le déplore les noms de soit-disant grands hommes. Ne faut-il pas voir là une aberration de notre époque, un travers fâcheux qui consiste à renier systématiquement le passé pour exalter un présent que l'on reniera demain ?

    Mon esprit a toujours été hanté par l'évocation des générations qui nous ont précédé. D'où venaient les êtres qui furent à l'origine de ma petite ville, il y a six, sept siècles, peut-être plus ? Quelles raisons les déterminèrent à choisir ces lieux ? Nul ne parait l'avoir jamais su. En vain, pour apaiser ma curiosité ai-je interrogé les historiens et consulté les légendes des temps révolus. Ils ne m'ont pas appris ce que j'eusse souhaité de connaître.

    Ma petite ville, en vérité, n'est qu'une poussière dans le monde et c'est folie, je le concède, que de chercher à savoir les conjonctures de sa création. Il faudrait l'esprit démoniaque d'un théosophe pour croire à la possibilité de retrouver la roche d'où s'est détaché le galet que la mer a poli.

    Qu'importe en fin de compte ce que fut mon pays au temps de la Genèse. Qu'importent les transformations qu'il a subi au cours des siècles. Ce qui compte à mes yeux, c'est le souvenir de la ville de mon enfance, l'évocation de l'époque que je savourais inconsciemment quand je grandissais auprès de parents et d'amis pour la plupart disparu mais dont, à l'occasion de visites trop espacées à mon gré, je retrouve les noms gravés dans la pierre des tombeaux.

    Qu'il m'advienne d'arriver par la route ou le chemin de fer, une angoisse m'étreint dès que les paysages deviennent familiers, dès que je retrouve mes routes, mes champs, mon clocher. Tout mon être se laisse gagner par un vertige comparable à celui que l'on éprouve dans l'attente d'un verdict, du résultat d'un examen, d'une femme que l'on désire.

    Les auteurs qui ont le goût de l'analyse, le don de la description, le sens de l'observation se plaisent à célébrer les multiples aspects de la Bretagne, au nord, au sud, au pays de Rennes ou de Léon, dans ses costumes, dans sa langue en Cornouailles, en Vannetais, en Trégor, dans sa grandiose côte de mer et son arc'hoat frémissant de mystère. Il est vrai que pour ma part me mènerait-on les yeux bandés en quelque lieu du "Bro goz" que je saurais reconnaître sans hésitation tel paysage qui me serait désigné.

    Les champs ne sont que des parcelles de terre morcelées, bien sûr. Le ciel est bleu ou gris comme ailleurs, selon la saison et l'heure du jour, mais il existe des nuances, des indices, des riens, une mobilité de la nature, un frémissement de l'air qui ne me trompent jamais, tant il est vrai que s'ils apparaissent à mes yeux ils parlent surtout à mon âme avec cette lancinante insistance que donne la prescience atavique.
 
    Les prairies, avec leur toison verte et drue, piquetée de gemmes multicolores, leurs serpents ondulants de roseaux et de reines-des-prés, leurs saignées d'irrigation où frétille une eau couleur de ciel déclenchent le réflexe qui me pousse instinctivement à murmurer : "J'approche".

    Ces prairies sont uniques. Je n'en ai pas vues dans mes voyages qui leur soient comparables. Je connais celles du Jura, de Normandie, de Suisse, des Ardennes. Elles ont quelque chose en plus ou en moins que je ne saurais définir.

    Si les prairies ne suffisaient pas à m'annoncer la terre natale, il y aurait ces landes où galopent des chevaux d'une race incomparable, d'une stature universellement réputée et que convoitent les amateurs des plus lointaines nations; il y aurait les taillis avec les flammes vertes des genêts que le printemps recouvre d'or en fusion; il y aurait les chemins ravinés bordés de talus chevelus; il y aurait l'apparition soudaine d'une coiffe blanche ou d'un large chapeau à boucle d'argent et à ruban de velours noir.

    Mon émotion ne provient pas seulement de ces quelques images stéréotypées, car des images ne suffisent pas à susciter l'émotion. Il faut y ajouter de la sensibilité, de la vie, l'effet puéril de réminiscences poétiques. J'excelle si bien dans cet accommodement sentimental que mon émotion devient physique comme le froid, la chaleur, la peur au ventre.

    En vain ai-je tenté de me défendre contre cet amollissant mais délicieux malaise. J'ai voulu échapper à l'envoûtement et je ne suis parvenu qu'à l'aggraver. Plus je m'efforçais de regarder sans voir, plus je détournais mon regard des images merveilleuses et plus les souvenirs s'enfièvraient en mon cerveau pour gagner la première place comme le font les brebis, le soir, au retour vers la ferme. J'effaçais un mirage, d'autres apparaissaient. Baissais-je les paupières pour me réfugier dans la nuit qu'il faisait plus jour en moi qu'en pleine lumière. Une force irrésistible entraînait mon esprit dans la ronde frénétique des images pour l'abandonner enfin, épuisé mais ravi, devant la demeure où quatre chiffres dansaient au dessus de la porte et où une vieille femme en coiffe de dentelle, les bandeaux blancs tirés sur les oreilles, me tendait les bras dans un geste de sainte et d'amour.

    Ma bonne grand'mère avait soixante quinze ans quand elle a quitté ce monde et je l'ai connue pendant une longue période de sa vie, du temps que ses cheveux blanchissaient et que ses rides se creusaient. Je l'ai connue encore femme alerte, maîtresse de sa pensée comme de ses actes, vive, spirituelle, mais toujours d'un comportement plein d'austérité. Sa foi était forte, pure, aimable. Elle croyait en Dieu par dessus toute chose.

    Inquiet, puis désespéré, j'ai observé son fléchissement progressif, l'amenuisement de ses facultés, son dessèchement, mais je ne conserve de sa personne qu'une vision, sorte de synthèse, image imprécise et diaphane, floue comme celle d'une mouette dans la brume de haute mer.

    Ce n'est qu'au jour de ses obsèques, quand j'ai voulu faire revivre son visage disparu, que je me suis demandé si elle était belle. Elle l'était assurément. Ceux qui avaient partagé sa jeunesse et qui lui survécurent me louèrent souvent sa grâce, la noblesse de son regard, la délicatesse de ses traits, sa prestance de femme racée.

    Quand Napoléon III, (elle disait l'Empereur, comme si l'histoire n'en eut compté qu'un : le sien) et l'impératrice Eugénie visitèrent la Bretagne, aux environs de 1860, chaque paroisse déléguait sa fille la plus jolie pour leur faire cortège. Ma grand'mère eut le privilège de figurer dans la cohorte flatteuse. Elle, si modeste, si détachée des formes mêmes subtiles de la vanité, en tirait encore dans sa vieillesse une aimable coquetterie, tout en spécifiant, craignant de pécher par orgueil, qu'elle ne rapportait l'événement mémorable qu'afin de fixer un point d'histoire familiale et l'origine d'un merveilleux châle persan aux arabesques oranges et noires, don gracieux de l'empereur en personne.

 

    Ce châle qu'elle ne portait qu'en de rares et solennelles occasions, était, avec un secrétaire empire, deux témoins de sa vie auxquels ma grand'mère portait un grand soin. Elle a voulu expressément qu'ils revinssent après sa mort à son petit-fils préféré dont le nom fut le dernier qu'elle prononça.

    Nul dans la famille ne protesta contre la décision de l'aïeule. Le secrétaire en merisier, jugé encombrant et démodé, ne souleva guère de convoitise parmi les héritiers mais il n'en allait pas de même pour le châle persan à l'impériale légende et dont la finesse de laine, la somptuosité de chauds coloris disposés en dessin compliqué en faisait une véritable pièce de collection fort enviable.

    Ailleurs qu'en Bretagne ce legs préférentiel eut suscité des rancoeurs. Mais chez nous, par bonheur, les volontés dernières sont aussi sacrées que les préceptes de la religion.

    Il arrive parfois, le soir, lorsque j'écris sous la lampe dans le silence du logis endormi, que ma bonne et majestueuse grand'mère apparaisse devant moi, portant sa fine coiffe de tulle sur des bandeaux lisses et son visage d'ivoire. L'éblouissant châle persan enveloppe son buste et tombe en pointe jusque sur ses talons. Lentement, en me jetant un regard complice, elle se dirige vers le secrétaire en merisier, l'ouvre et s'assied devant l'écritoire. Elle fait glisser sans bruit les tiroirs, en sort des photographies jaunies et les contemple une à une comme elle le faisait lorsque j'étais enfant et après m'avoir maternellement bordé dans le lit aux grands rideaux blancs, placé face au sien, dans la chambre haute de la vieille maison.



D2  Le colporteur est ses deux fils

                                                Lorsque l'obscur destin passe, sachons nous taire.
                                                Pourquoi ce souvenir que j'emporte aujourd'hui ?
                                                Mon coeur est trop chargé d'ombres et de mystère ;
                                                Le spectre d'une fleur est un fardeau pour lui.

                                               
Jean Moréas

    La question de l'Auvergnat me vrille le cerveau.
- C'est-y que vous seriez Breton ?

    Comment ne le serais-je pas quand tant de souvenirs m'enchaînent à une ville si typiquement bretonne, à mi-route entre les ménés hérissés d'ajonc ou de roches moussues et la mer sauvage rageusement agitée, bretonne par ses vertus, son nom, ses moeurs, bretonne par le langage dont le peuple use pour louer ou diffamer, bretonne par son clocher à la flèche finement ajourée qui s'élève haut par dessus les toits d'ardoises argentées, comme un sapin épargné au milieu des taillis.

    Comment ne serais-je pas Breton avec le nom que m'a donné mon père, celui que portait ma mère, ceux de mes innombrables cousins, tous ces Trégarec, ces Le Bras, ces Le Goff qui m'autorisent à affirmer, évoquant la Bretagne de jadis, la Bretagne des ducs et des rois, des duchesses aussi, qu'il n'est pas possible, si loin qu'on remonte à l'aide d'archives, sur les degrés des siècles, de me découvrir d'ancêtres étrangers au duché.

    Comment ne serais-je pas Breton quand je déplore tant de ne pas l'être assez; quand le doute me tourmente lorsque je me crois inférieur à mes aïeux qui, pour n'avoir parlé qu'une langue, avaient cependant une culture solide et nuancée, quand je crains d'avoir dilapidé une part de mon héritage en courant à la poursuite de biens hypothétiques.

    Ma grand'mère tient une grande place dans ma prime enfance dont je ne puis évoquer les souvenirs sans qu'elle s'y trouve aussitôt mêlée. Elle fut au matin de ma vie et m'accompagnera jusqu'au dernier soir tant il est vrai qu'un esprit conserve la marque de l'intelligence qui l'a façonné comme l'argile garde l'empreinte de la main qui lui a donné une forme.

    En dégageant du fatras de ma mémoire une anecdote, un trait d'esprit, un événement joyeux ou douloureux, je m'étonne toujours de les voir apparaître nettement dessinés avec un reflet du présent. La chose me surprend d'autant plus que je n'ai pour les incidents de la vie qu'une mémoire visuelle : je vois, mais j'entends mal.

    Lorsqu'il s'agit de ressusciter mes premières réactions en présence de la nature ou les sentiments de tendresse dont, enfant, j'étais entouré, c'est le contraire qui se produit : je ne vois plus. mais une voix me souffle pendant que mes yeux se brûlent dans une recherche intérieure :
- Souviens-toi, j'étais là ...
Alors le voile se déchire et le tableau oublié apparaît, lumineusement précis.

    Un souvenir en appelle un autre. Tous semblent solidaires comme les grains d'un chapelet. A peine ai-je lâché le premier que le second se présente pour son tour d'oraison.

    Il arrive aussi que ma mémoire s'égare ou que mon esprit s'emballe tel un film mal synchronisé. Je dois alors retrouver le point initial de ma pensée qui est, invariablement, l'image de ma grand'mère. Hors d'elle ces lignes seraient vides de sens, sans trame, sans méthode, sans âme, car son souvenir est le fil qui communique la flamme aux cent bougies d'un lustre, provoquant l'illumination féerique.

    Qu'on ne s'étonne donc plus si ces pages sont pleines de la présence de la Bretonne à l'angélique douceur qui donna la vie à ma mère et qui, fée bienfaisante, se pencha sur mon berceau, le coeur débordant d'amour.

    Bien que je n'y sois parvenu qu'imparfaitement, j'ai retrouvé, loin dans le passé, l'origine de ma famille maternelle. Relater mes découvertes dans les siècles n'aiderait guère à l'intelligence de mon récit. Qu'il me suffise donc d'écrire que ma grand'mère était l'ultime chaînon d'une lignée de commerçants modestes auxquels la vertu plus que la richesse avait valu la qualité de notables.

    Ma grand'mère, née Le Goff, épousa un Trégarec, autre famille aux solides attaches avec le sol breton. J'ai le sentiment en écrivant ces mots de retracer un passage de la Bible à la gloire des patriarches. Mais à quoi bon énumérer une longue liste de noms, de prénoms d'êtres disparus ? On me pardonnera toutefois une précision encore, la dernière en amont sur le cours d'un patronyme. Elle me parait propre à recréer l'atmosphère du drame familial que j'ai dessein de conter.

    Mon arrière-grand'père, Corentin Trégarec, exerçait le pittoresque métier de colporteur, profession répandue dans la Bretagne de jadis dont les agglomérations isolées, faute de routes praticables, comptaient de prolifiques familles, sédentaires au point que plusieurs de leurs membres ne quittaient, leur vie durant, les limites de la paroisse ou des paroisses voisines. Métier pénible sans doute que celui de colporteur. Mais s'il avait ses misères, il paraissait aussi procurer des satisfactions.

    Le colporteur quittait son foyer pour plusieurs semaines selon le temps nécessaire à l'écoulement des marchandises qu'il emportait. C'était un rude breton, avec quelques travers, des péchés mignons à ce que l'on m'a dit. Maintes fois, à son propos, on évoquait Noë avant que de soupirer la miséricordieuse supplique : "Paix à son âme".

    Je me dois d'ajouter sans perdre de temps qu'aucun de ses enfants, dans une parfaite connaissance de l'Histoire sainte et de l'anathème qui accabla Canaan, fils de Cham, et sa race, ne se permettait aux dépens de l'ancêtre d'inconvenantes railleries. Ils s'efforçaient au contraire, les uns et les autres, de vanter ses mérites, sa jovialité et ce besoin impérieux qui le poussait en toute occasion à se mettre au service de son prochain.


    Qu'il pleuve, qu'il vente, il allait à pied, transportant, arrimé sur les épaules, le dos, la poitrine un véritable bazar. J'ai retenu qu'il s'entourait la ceinture d'une énorme charge de chandelles de suif contribuant grandement à sa renommée et qu'il vendait un sou, mais un sou de l'époque.

    Je me plais à imaginer son arrivée dans les fermes. Ce devait être en plus chaleureux, parce qu'inattendu, l'accueil qu'on réserve aujourd'hui au facteur lorsqu'il apporte une lettre du fils sous les drapeaux ou de la fille devenue, par esprit d'indépendance, l'esclave d'une bourgeoise famille de fonctionnaires parisiens.

    A coup sûr on lui faisait la fête.

    Avec bonhomie et après assaut de politesses il acceptait de prendre place sur l'un des bancs de lit-clos tandis qu'accouraient jeunes et vieux, impatients de recueillir ses propos, d'apprendre de ses lèvres comment se comportait l'univers. Il venait résumer, en un langage imagé, les nouvelles d'un monde frémissant du bruit de l'écroulement de l'Empire ou de l'aventure des Cent-jours. Je l'imagine, parlant d'abondance, ménageant ses effets pour s'attirer des louanges ou se gagner de justes mérites, rassasiant un auditoire avide d'informations autant que d'émotions.

    Le souci de la pitance quotidienne ne l'obsédait pas. Crêpe de froment, andouille fumée, bouillie d'avoine, boeuf salé ne lui faisaient jamais défaut. Le cidre non plus. De tout temps les paysans bretons se sont montrés hôtes accueillants envers les étrangers.

    Corentin Trégarec chantait, m'a-t-on dit. Sans doute de ces complaintes aux multiples couplets comme celles que j'écoutais aux pardons de ma jeunesse et qui égrenaient sur un mode nostalgique la vanité, l'orgueil, la cruauté ou la magnanimité des hommes.

De ce métier de colporteur, plein d'imprévu, devait découler une vie passionnante et multiforme. La vente des chandelles ne s'opposait nullement au commerce sentimental, aussi Corentin colportait-il l'amour. Entendons-nous : l'amour sans reproche, l'amour limpide, pur, candide.

    Il redisait à la fiancée le timide et naïf message que lui avait confié, à quelques lieues de distance, un garçon éloigné par un contrat de louage pour la saison des foins ou la moisson. Si d'aventure une mère le priait de rechercher l'époux parfait pour une fille languissante, il acceptait la mission et soumettait des propositions à l'occasion d'une autre tournée. Ce n'était plus là du colportage, mais de l'apostolat et j'atteste que mon arrière-grand'père l'entendait ainsi et qu'il apportait la plus noble conscience à satisfaire ses commettants.

    Sa bimbeloterie écoulée, Corentin Trégarec regagnait son foyer où il subissait, après les effusions rituelles, le sévère interrogatoire de son épouse qui, pour ignorer les règles de l'arithmétique, ne se laissait pas frustrer d'une chandelle de suif. Elle avait mis au point sur l'ardoise un ingénieux système de contrôle très personnel où les bâtonnets et les signes cabalistiques jouaient un rôle mystérieux et mnémonique.

    Les affaires allaient bon train ; aussi la comptabilité ne demeura pas toujours sommaire à ce point. Une honnête aisance récompensa le colporteur et sa femme finaude, orgueilleusement préoccupée par l'avenir de ses deux fils, Paul et Jean, pour lesquels, en mère attentive autant qu'accomplie, elle rêvait d'opulence et de distinction.

    Le rêve n'était pas si fou puisque les deux garçons, leurs études terminées chez les Pères, créèrent un atelier de mécanique dont on se gaussa sans doute, à l'origine, dans le pays, mais qui prit vite droit de cité. S'ils commencèrent par forger sur l'enclume des pièces de charrue ils devaient progressivement s'élever au rang d'industriels et aujourd'hui encore il n'est pas rare de relever dans la fonte de quelques pièce de machine agricole, hors d'usage par excès de service et abandonnée dans la cour d'une ferme, l'inscription "Trégarec fils".

    Sous quels déguisements se cache donc l'amour-propre ? La vue de cette marque de fabrique, suivi du nom de ma petite ville, flattait démesurément mon orgueil comme si j'avais eu sous les yeux une lettre autographe de Jean V, le bon duc, à l'un de mes lointains ancêtres pour lui conférer en récompense de valeureux exploits guerriers un titre nobiliaire. La même inscription sur un tombeau n'eut suscité en moi qu'un sentiment fugitif de tristesse. Par quel vaniteux détour les mêmes mots, coulés dans la fonte d'un engin démodé, excitaient-ils ma fierté d'enfant ? Peut-être évaluais-je déjà inconsciemment les résultats des efforts de mes grands-parents pour améliorer leur rang social et témoignais-je ainsi mon admiration ? Je ne le sais.

    Quoique différents de caractère les deux frères vivaient en affectueuse et confiante harmonie. L'aîné avait la ruse, l'initiative, le don du commerce. L'autre, mon grand'père, de santé délicate, possédait la constance, une intelligence méthodique et une logique serrée qui le poussaient à l'étude des sciences, faisant de lui un apôtre du progrès et du perfectionnement mécanique. J'ai retrouvé dans le fouillis d'un grenier ses cahiers et ses livres. Ils attestent de ses profondes connaissances.

    Ainsi, par leurs natures différentes, les deux frères se complétaient-ils pour le profit de leur entreprise, laquelle connut une notoriété fort enviable. Mais, comme il advient trop souvent dans notre société implacable, la prospérité de la firme Trégarec fils suscita des rancoeurs, de la jalousie, et provoqua des machinations déshonnêtes. C'est là constant usage depuis que les hommes ont acquis le goût de la possession. Ce n'est pas d'hier.


    Paul et Jean Trégarec fondèrent l'un et l'autre un foyer et la vie paraissait devoir les combler de ses meilleures grâces. Ainsi commencent certaines journées de printemps. Le soleil se lève dans un ciel de porcelaine à peine teintée. Au firmament, rien ne retient le regard. La sérénité s'étend à toutes choses et semble éternelle. Mais subitement le vent souffle et l'horizon se noie dans la grisaille. En masse serrée les nuages montent, s'enflent, noircissent et c'est l'orage fracassant.

    Un soir, mon grand'père, trop longtemps retenu sous la pluie, rentra fébrile. Le mal s'était emparé de lui et ne devait plus lâcher sa prise. Il mourut, jeune encore, laissant une veuve et trois orphelines.

    La prospérité des établissements Trégarec fils, dont la réputation s'étendait à toute la Bretagne eut dû, en bonne logique, assurer à la famille du disparu la continuité de l'aisance qu'elle avait connue jusqu'alors. Il n'en fut rien. Le malheur s'acharna à la destruction d'un capital de bonheur amoureusement amassé.

    Paul Trégarec fut très affecté par la mort de son frère et les âmes charitables s'apitoyèrent autant sur son chagrin que sur celui de ma grand'mère. On le vit désemparé, taciturne, et ses yeux se mouillaient de pleurs à la moindre évocation du frère enlevé à son affection.

    Au bout de quelques semaines il parut retrouver la paix du coeur dans l'acharnement au travail et de nouvelles activités commerciales qu'il soumettait à l'agrément de mon aïeule, héritière légale de l'associé trop tôt disparu. L'esprit rongé de désespérance, ma grand'mère acquiesçait à toutes les propositions et faisait à son beau-frère une confiance totale.
- Ce que vous déciderez, Paul, sera bien.
- Je veux le croire, mais il n'empêche que votre assentiment m'est indispensable puisque dorénavant vous remplacez Jean dans notre société.
- Faites comme vous l'entendrez. Ces questions me sont étrangères. Je signerai. Je ne puis faire mieux.

    Elle signa, en effet. Elle approuva des inventaires compliqués, de multiples pièces comptables, des documents sibyllins, des reconnaissances de créances, bref tout ce qui lui était soumis. Tant et si bien même qu'elle s'aperçut un jour qu'elle avait été grugée.

    Frémissante d'indignation, ma grand'mère fut prise alors d'une soudaine énergie et exigea des explications. La trahison de son beau-frère lui apparut dans toute son horreur. Elle ne se laissa pas abattre une nouvelle fois par l'adversité et jura de défendre coûte que coûte les intérêts de ses enfants.

    Sans se départir de la discrétion qui était une de ses vertus elle en appela aux hommes de loi. La lutte fut âpre et dura des années. De dramatiques discussions mirent aux prises les adversaires mais nul, hormis les intéressés, n'eut connaissance des mots cruels qui furent échangés.

    Ma grand'mère confia sa vengeance à Dieu dont les desseins, pour être impénétrables ne se manifestèrent pas moins avec évidence, longtemps après le drame, par une succession d'épreuves qui frappèrent le spoliateur et sa descendance.


D3  Le magasin de nouveautés

                                                J'aime à vous voir en vos cadres ovales
                                                Portraits jaunis de belles du vieux temps
                                                Tenant en main des roses un peu pâles
                                                Comme il convient à des fleurs de cent ans.

                                                Théophile Gautier

    Soucieuse de l'avenir de ses trois filles, ma grand'mère, avec la volonté héritée de sa race, résolut d'affronter seule le destin. Elle rassembla ses ressources, fit la somme de ses possibilités comme un chef dénombre ses effectifs avant le combat et prit ses décisions dans la plénitude de son bon sens natif.

    Elle n'aimait pas la lutte car elle vivait dans la paix du Christ, mais la lutte ne l'effrayait pas. Elle puisait son courage dans la foi, qu'elle possédait aveugle, infinie, cette foi qui irradiait son visage et éclairait son regard de lueur de bonté. Lorsqu'elle avait mûri ses desseins elle les confiait à la providence avec le fatalisme des Celtes. Une calme confiance s'emparait de sa raison. Elle estimait que toutes les chances de réussite lui étaient acquises désormais.

    Son premier soin fut d'acheter la vieille maison, empreinte de charme breton, que j'ai évoquée, mais dont je n'ai dit que l'emplacement se situe au centre de la ville, à l'angle de deux rues et fait face aux halles. Avoir une demeure bien à soi, c'est déjà posséder l'indépendance et ménager sa liberté d'action ; c'est acquérir l'aisance de ses décisions, c'est conserver la maîtrise de ses intentions.

    Louise, Marthe et Marie, les trois soeurs, se montrèrent heureuses de l'horizon nouveau qui s'offrait à leur curiosité. Elles découvraient à peine le monde. L'aînée venait d'avoir huit ans et la plus jeune trois quand s'opéra dans leur existence naissante le bouleversement qui ne leur apparaissait que sous la forme d'un déménagement. Les enfants se réjouissent de l'imprévu même lorsque celui-ci est la conséquence d'un deuil ou d'une catastrophe. Et la catastrophe était cruelle puisque le père disparaissait alors qu'il n'avait donné à ses filles que la vie, c'est-à-dire l'obligation de souffrir. Par bonheur, les gamines obtenaient le sursis au bénéfice de l'âge. Celui-ci les tenait dans l'ignorance du discernement. Dieu a voulu que la misère soit diffusée selon les règles de la relativité et qu'elle se mesure à l'échelle de la comparaison. Or qu'avaient-elles connu jusque là de la vie, les jeunes soeurs, sinon les jeux et l'affection d'une mère attentive à leurs besoins. Cette mère était toujours présente pour conjurer les périls et amortir le choc du chagrin. L'essentiel était ainsi sauvegardé.

    La maison avait deux façades joliment quadrillées d'un rejointoiement de pierres à la chaux blanche. L'une se dressait sur la rue des halles où donnait l'entrée du logis proprement dit; l'autre bordait le renforcement de la rue de Kervanous et faisait un angle droit avec l'immeuble neuf de l'épicerie Guillerm. Sur la placette pavée ainsi ménagée s'ouvrait la porte vitrée d'une vitrine où ma grand'mère allait, pendant vingt années, tenir commerce de nouveautés.

    Qu'on ne s'imagine pas un luxueux magasin. Le plafond en était bas. La simplicité présidait à l'agencement. Le tout frisait la pauvreté, mais l'emplacement était excellent du point de vue commercial. Les jours de marché, la foule des paysannes affluait au comptoir derrière lequel ma grand'mère, avec conviction et bonne grâce, conseillait les clientes.

    Longtemps, les gens de la ville ignorèrent l'humble boutique. Leur indifférence s'expliquait par la nature même du caractère breton que le malheur n'incite pas souvent à la pitié. Ma grand'mère, il est vrai, avait montré une telle discrétion, dans ses projets et leurs causes que les citadins, cependant à l'affût des commérages, pouvaient croire à quelque toquade de jeune veuve en quête d'occupation. Peut-être valait-il mieux qu'il en fut ainsi, car les Bretons portent de la considération à la richesse et marquent une fâcheuse tendance à mépriser ceux que l'adversité frappe de ses coups.

    Les projets qu'une Bretonne s'est mis en tête de mener à bonne fin ne peuvent pas connaître l'échec. Elle met un tel acharnement à atteindre son but, elle est capable de tels sacrifices et d'une si grande somme d'efforts qu'elle aboutit au succès. Par ailleurs, quand l'honnêteté et l'intelligence se concertent pour conduire une entreprise, celle-ci finit par s'imposer à la considération des clients.

    Après des inquiétudes, des heures de lassitude, l'espoir s'installa dans l'humble boutique. Les dames de la ville y vinrent satisfaire leur curiosité et effectuer de menues emplettes. Elles finirent même par ne pouvoir plus acheter décemment l'étoffe d'une robe ou la mousseline d'un voile sans avoir palpé, avant de fixer leur choix, les nouveautés de Madame Trégarec dont le bon goût faisait autorité.

    Les nuages s'éloignèrent et les jours devinrent plus lumineux. Ma grand'mère avait gagné la partie si dramatiquement engagée. Alors elle put envisager l'avenir sans inquiétude et tendre l'oreille aux voix d'une raisonnable ambition, moins pour satisfaire son amour-propre que pour hisser ses enfants jusqu'au plan social qu'elle avait rêvé pour eux.
 
    Les fillettes reçurent une éducation soignée dans un couvent réputé de Basse-Bretagne, sous la direction de religieuses distinguées. Celles-ci soumettaient leurs élèves à une règle aussi rigide que la leur et les passaient dans un moule unique d'où elles sortaient avec le même port de tête et la même écriture pointue. Ce couvent, placé sous le vocable de Saint François, conférait un rang aux demoiselles qui y avaient fait le séjour de la rigueur. Elles acquéraient avec l'instruction les manières et l'aptitude requises pour appartenir à la bourgeoisie prétentieuse et guindée. Les noblaillons d'alentours condescendaient à les saluer en traçant du nez un arc de cercle comme eux seuls savent le faire.

    Lorsque ma mère, la plus jeune des orphelines, revint au foyer ses études terminées et que la famille fut ressoudée autour de Mme Trégarec, la bonne vieille maison connut une vie nouvelle et l'exubérance. La jeunesse c'est la gaieté. Elle attire la jeunesse et propage la joie, qui n'est pas toujours de l'insouciance. Le magasin de nouveautés trop austère se transforma dans le sens qu'exigeait la mode du moment. La séduction est la meilleure des tactiques en stratégie commerciale. Or quoi de plus séduisant que la jeunesse et sa fraîcheur ? La façade de la rue des halles fut percée pour l'aménagement d'une vitrine (la "montre" disait-on en ville) où se fit la présentation des modèles reçus de Paris.

    La vogue s'accrut encore quand les demoiselles Trégarec jouèrent aux mannequins de bonne maison et se pavanèrent dans les rues en toilettes de soies brochées ou moirées garnies de passementerie. Elles devinrent le point de mire de tous les regards féminins. Pour n'avoir pas les mêmes raisons d'admirer, les jeunes gens n'en guettaient pas moins Louise, Marthe et Marie, qui, dans l'épanouissement de leurs vingt-deux, vingt et dix-sept ans, représentaient des "partis" séduisants à plus d'un titre. Trois jolies filles dans une paroisse de cinq mille âmes ne passent pas inaperçues quand, à leur élégance, s'ajoutent la vertu, garantie par une mère d'une dignité antique, et des "espérances" fondées sur la certitude d'un commerce prospère.

    Des mères, préoccupées du placement de leur fils, devenaient soudainement des clientes assidues du magasin de nouveautés. Elles entraient tout d'abord s'enquérir des prix, puis revenaient solliciter un échantillon du tissu dont elles n'avaient nullement besoin, enfin elles amenaient une amie pour obtenir d'elle un avis judicieux. Si elles se décidaient à un achat ma grand'mère commençait de s'inquiéter, car elle savait qu'à brève échéance elle serait priée, suprême témoignage du savoir-vivre local, de "venir prendre le café".

La convoitise dont ses filles étaient l'objet tourmentait Mme Trégarec.
- Rien ne vous presse, disait-t-elle à ses trois tourterelles point effarouchées mais au contraire ravies de se savoir convoitées.
- Que vous manque-t-il ici ?

    En vérité elles étaient comblées. Mais la vie a ses lois et la bonne maman ne se laissait pas duper par ses voeux. Elle savait qu'il lui faudrait se résoudre un jour, malgré ses appréhensions, à voir s'envoler sa nichée.

    L'annonce soudaine d'un triple mariage provoqua dans la ville des assauts de jactance. Ainsi ces demoiselles Trégarec revêtiraient le même jour la robe et le voile blancs ! C'était un important événement dans les annales de la petite ville. Trois mariages en un seul ! Les vieilles filles en pâlissaient un peu plus et s'épuisaient à la poursuite d'indiscrétions. Elles s'en nourrissaient, elles s'en gargarisaient. pensez-donc ! Les demoiselles Trégarec ! Leurs toilettes viendrait de Paris et la fleur d'oranger de Nice. Il y aurait un cortège de trois cents invités et le soir, un bal sous les halles. Eut-on annoncé le prochain passage d'Anne, duchesse de Bretagne et reine de France, en route pour Le Folgoët, accompagnée de sa cour que la fièvre n'eut pas été plus forte sur le pas des portes.

    Devant l'énervement des esprits et les préparatifs du mariage, Mme Trégarec demeurait calme, maîtresse de son bonheur comme elle l'avait été de son chagrin. Les dures années qu'elle avait vécues après la mort de son mari dansaient leur ronde en sa mémoire, comme les feuilles tourbillonnent au vent d'équinoxe. Elle se souvenait des heures d'angoisse devant le péril, de l'ignominie de son beau-frère, de l'ingratitude de l'existence.

    Une fois encore, elle s'inclinait devant les décisions de la Providence.
- Seigneur, que votre volonté soit faite, murmurait-elle à tout moment pour renouveler et soutenir son courage.


    Puis, tandis que ses filles, chevauchant des rêves, s'inquiétaient des menus détails de la cérémonie, ma grand'mère reprenait ses vêtements de deuil pour accomplir un pénible devoir. Le coeur éteint, elle allait frapper au domicile de son beau-frère pour lui annoncer le prochain mariage de ses trois nièces.

    Depuis les jours douloureux qui avaient consacré la bassesse et la perversion d'âme du frère de son mari, elle avait refusé de le rencontrer.


D4  Le premier échec de Paul Trégarec

                                                Il est un air pour qui je donnerais
                                                Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber,
                                                Un air très vieux, languissant et funèbre
                                                Qui pour moi seul a des charmes secrets.

                                                Gérard de Nerval

    Après l'escroquerie dont il s'était rendu coupable à la mort de mon grand'père, Paul Trégarec devint le seul maître des établissements qui portaient son nom. Il avait le sens des affaires et les scrupules ne le gênaient pas. Sous son unique direction l'entreprise connut un nouvel essor. La petite fabrique de machines agricoles s'agrandit et le nombre de ses ouvriers s'accrut.

    Les travailleurs qui gagnaient là leur pain de chaque jour s'estimaient favorisés par le sort et témoignaient à leur patron la reconnaissance qu'il était alors de bon ton de manifester à l'égard du capitalisme. Ils le louaient, moins pour ce qu'il faisait en leur faveur que pour conserver un emploi sans lequel ils eussent dû, comme tant d'autres, quitter le pays natal. Monsieur Trégarec était pour eux synonyme de Providence.

    Ma grand'mère suivait de loin la marche ascendante de l'usine du Champ de foire, mais elle n'oubliait pas les souffrances que lui avait fait endurer son beau-frère. Elle s'efforçait de l'ignorer. Cependant, elle ne pouvait s'empêcher de se raidir quand on célébrait en sa présence les mérites de celui que, dans l'intimité, elle appelait l'escroc. Sa douleur lui appartenait en propre. Elle ne la partageait pas et ce n'est qu'en de fortuites circonstances que j'ai cueilli sur ses lèvres des rares mots de ressentiment.

    Paul Trégarec était un caractère, mais pareil à ces voiliers qui se dirigent vers la haute mer aux jours sans vent, il allait dans la vie en louvoyant. Une seule chose comptait pour lui : atteindre le but. Peu lui importait les moyens. Bons ou mauvais, il les employait à tour de rôle avec cynisme. Son accueil variait : patelin, méprisant, brutal. C'était un stratège du commerce.

    Il parlait peu et se détendait rarement. C'était alors pour étaler son impudence. Si quelqu'un s'avisait de parler en sa présence d'idéal, de patrie, de vertu, il ricanait.

    Il reniait ces symboles comme il le faisait de sa propre origine. Il voulait oublier qu'il était le fils d'un colporteur. Tout ce qui le rattachait à la société lui pesait. N'être que lui-même paraissait être sa règle de vie. Son moi s'étalait insolemment. Seul l'orgueil faisait battre le coeur de cet homme.

    L'argent était le mot du vocabulaire qu'il préférait à tous les autres. Il l'avait sans cesse à la bouche. Il en était imprégné au point que l'éclat du métal semblait briller dans son regard.

    Quand les bonnes gens parlaient de Monsieur Trégarec ils disaient :
- Il a de quoi.

    Ce qui signifiait dans leur langage qu'il était riche et que la fortune lui conférait tous les droits.

    Les établissements Trégarec s'étaient développés au point de se trouver à l'étroit sur l'emplacement primitivement acquis par les deux frères. Sous peine de mettre un terme à l'extension de l'usine, l'achat de terrains voisins s'imposait.

    Paul Trégarec avait annexé déjà, de sa propre autorité, un coin du vaste champ de foire cerné de tilleuls majestueux où se pratiquait chaque mois le négoce des chevaux. Il entreposait là les locomobiles encombrants et les machines qui ne craignaient pas les intempéries. Nul n'osait se plaindre de cet empiétement sur le domaine communal malgré la gène qui en résultait lors des assises hippiques.
- Que celui qui n'est pas content vienne me le dire, jetait à la cantonade l'industriel infatué de sa puissance.

    Personne ne protestait et les membres du conseil municipal continuaient de saluer très bas monsieur Trégarec.

    L'usine était flanquée sur l'un des ses côtés d'une petite propriété close de hauts murs derrière lesquels un vieux ménage achevait sa vie paisible, sur l'autre d'un terrain communal qui servait de pacage aux chèvres du quartier et de champ de bataille à l'armée des jeunes chenapans de la ville.

    Paul Trégarec fit des offres d'achat au vieux ménage, mais celui-ci entendit conserver la jouissance de son petit domaine et le signifia nettement.

    Mon grand-oncle s'adressa alors aux autorités pour tenter d'acquérir le pré aux chèvres. Il le fit à sa manière, en s'assurant des complaisances au sein du conseil municipal, mais en se défiant du maire, notaire fort estimé qui ne lui portait qu'une apparente estime.

    Une dizaine de braves bougres auxquels leur bonasserie et leur cordialité démonstrative avaient valu d'être désigné pour gérer les intérêts de la localité se virent un jour convié à la table de Paul Trégarec. C'était un homme qui flattait leur amour-propre. L'accueil fut princier. Qui donc avait osé dire que l'industriel n'était que morgue et arrogance ? Il serrait les mains avec effusion, s'inquiétait de la santé de chacun de ses hôtes, comme s'il dressait une statistique à l'intention de l'Académie de Médecine.

    Les invités devinaient cependant qu'une surprise leur était réservée. Elle se produisit quand mon grand-oncle, à la fin du repas, prit la parole pour les remercier d'avoir accepté son invitation. Il poursuivit d'une voix volontairement nuancée :
- Mes bons amis, je voudrais profiter de notre réunion pour vous entretenir d'un projet qui me tient au coeur. Pour le mener à bien, il me faut votre concours. Il ne faut pas toujours ne penser qu'aux affaires. Il est des moments de la vie où on doit s'évader. C'est ainsi que je suis peiné quand je pense à la jeunesse. Qui d'entre nous ne rêve pour ses enfants d'une existence plus heureuse que celle qu'il a connue. Et n'est-ce pas le rôle de ceux qui possèdent la fortune de se pencher sur leurs semblables que le destin n'a pas favorisé, et en particulier sur les jeunes gens. Moi-même j'en compte un certain nombre dans mes ateliers pour lesquels le travail est la seule distraction.

    Les conseillers qui l'écoutaient braquaient leurs yeux sur leur commensal et l'épiaient. Mais tellement de sincérité attristée réchauffait la parole de Paul Trégarec que ses invités furent vite rassurés et attendris. Lui, tout à son jeu, tenait son rôle en grand artiste, usant de son expression mobile du visage.
- Je pense, continuait-il, qu'il serait bon que la jeunesse de notre ville connaisse la joie, l'exercice, et je caresse le projet de fonder une maison qui serait pour elle un lieu de délassement. Ne croyez-vous pas que notre paroisse mérite d'avoir ses gymnastes, sa musique ?
- Ce n'est pas moi, bien sûr, qui pourrait diriger une telle entreprise. Mes affaires ne me laissent aucun loisir. Mais je paierai ce qu'il faudra et en bon père de famille vous serez les sages administrateurs de ce foyer. Qu'en dites-vous ?

    Les figures épanouies des conseillers répondaient déjà. Tous acquiesçaient, se congratulaient béats. Paul Trégarec, jouant comme toujours, acceptait avec effusion les hommages.
- C'est peu de choses. Plus tard, si mes affaires continuent de marcher comme je l'entends, je ferai mieux. J'ai d'autres projets.

    La réunion s'acheva dans une allégresse d'autant plus générale que le vin et l'alcool n'avaient pas été ménagés.

    Le dimanche suivant le conseil municipal tenait séance. A l'ordre du jour figurait la requête de Paul Trégarec. Le maire, Maître Coroller, administrait la commune selon les sages préceptes dont il usait pour ses propres biens. La richesse, estimait-il, est un état de constante évolution; c'est une route sans fin sur laquelle les kilomètres sont figurés par les acquisitions successives. "Qui n'acquiert pas, perd" était son proverbe préféré. Lui-même transformait les bénéfices produits par son étude en propriétés rurales qu'il affermait.
- La terre, répétait-il, il n'y a que cela de vrai.

    Sa fortune était importante et ses clients citaient avec admiration les noms des fermes acquises par lui et traduisaient le total en hectares et en rentes.

    Le maire déclara sans ambages que personnellement il repoussait la requête de l'industriel.
- Je ne veux même pas envisager les conditions auxquelles nous pourrions traiter avec Monsieur Trégarec. Ce terrain compte à mes yeux plus que l'argent. Je sais que par son emplacement, il vaut beaucoup. Mais la commune qui se développe et se développera encore davantage doit conserver son patrimoine intact. Qui peut affirmer que nous n'aurons pas un jour à décider l'extension du champ de foire ? Je vous donne là mon avis. Quel est le vôtre, messieurs ?

    Monsieur le Maire est Monsieur le Maire, c'est à dire le premier magistrat. La langue bretonne lui donne un nom significatif. Elle l'appelle "Tad ar barroz" ce qui signifie "Père de la paroisse". Allez donc avec cela contrecarrer ses décisions !

    Si le maire est le père de la commune, les conseillers n'en sont logiquement que les enfants. Et les enfants, à l'époque que nous évoquons, ne désobéissent pas à leur père.

    Les élus, choisis par le chef de file, étaient toujours de son avis. Cette unanimité, pour touchante qu'elle apparaisse, cachait parfois des rivalités acharnées.

    La demande de Paul Trégarec plaçait les édiles en face d'un dilemme cornélien qu'ils ne pouvaient résoudre que par un oui ou un non, car s'abstenir équivalait alors à un geste de lâcheté que leur conscience repoussait.
- Quel est votre avis messieurs, répéta Maître Coroller.

    Célestin Larvor, l'un des beaux esprits du conseil, toussota, tourna trois fois son alliance autour de son annulaire gauche et, dans le silence de l'assemblée, commença de bredouiller :
- Vous savez bien, Monsieur le Maire, ce qu'a promis Monsieur Trégarec. C'est beaucoup pour la commune. Nous aurions une musique. Tout le monde le sait déjà et s'en félicite. Si nous refusons le terrain qu'il veut acheter, Monsieur Trégarec va se fâcher. Vous le connaissez, n'est-ce-pas ? Nous ne pouvons pas refuser.

    Les honorables représentants hochaient la tête et se prenaient soudainement d'intérêt pour leurs mains. C'était leur façon de réfléchir.
- On pourrait voter ! suggéra Polyte Guillou, bonhomme malicieux qui tenait commerce de toiles en tous genres au bas de la rue Neuve. Il avait l'oeil vif et le verbe délié. La rumeur publique lui prêtait une roublardise de paysan finaud.
- Eh ! oui, on pourrait voter, firent en écho une dizaine de voix qui étaient celles des conseillers invités à ripailler par mon grand-oncle.

    Le maire comprit que le vote échappait à sa volonté. Il reprit le problème sur des bases nouvelles.
- Si je comprends bien ce que vient de dire avec son bon sens coutumier notre excellent ami Célestin Larvor, vous êtes séduits par les promesses de Monsieur Trégarec. Ce que vous semblez désirer avant toute chose, c'est doter la commune d'une musique. Je ne vous cache pas que cette idée me séduit également. Il me plairait d'avoir une fanfare. Le budget nous permet de la créer sans recourir à l'aide de quiconque. Je vous propose de régler l'affaire sur le champ et d'affecter un crédit à la fondation d'une musique municipale.

    Sonnez clairons ! battez tambours ! Le temps de laisser s'épanouir un sourire collectif et la musique était créée.
- Je ne pense pas, reprit le maire, qu'il faille nous attarder plus longtemps à la requête de Monsieur Trégarec. Je le mettrai moi-même au courant de notre décision.

    La cause était entendue. Mon grand-oncle essuyait un rude échec auquel il n'était pas habitué et qui le mit dans une fureur rouge.

    Il déclara qu'il mettait un terme à sa générosité, ce qui était une réaction purement oratoire car chacun savait qu'il "n'attachait pas ses chiens avec des saucisses".

    Devant son entourage, à l'usine, il estima bon de jurer solennellement après une belle colère :
- Aussi vrai que je m'appelle Paul Trégarec, ils me paieront cet affront.

    Pour sibylline qu'elle était, la menace, dans sa bouche, prenait une expression de férocité propre à faire claquer des dents les malheureux conseillers municipaux.



D5  Tante Marguerite

                                                Acceuillez la voix qui persiste
                                                Dans son naïf epithalame,
                                                Allez, rien n'est meilleur à l'âme
                                                Que de faire une âme moins triste.

                                                Paul Verlaine

    Paul Trégarec, homme d'affaires rusé, plus craint que respecté, se flattait d'avoir brisé les élans de son coeur et détruit en lui toute trace de sensibilité. Sans doute y était-il parvenu à force de volonté.

    Cependant, une fois au moins dans sa vie, il avait été vaincu par l'amour. C'était au cours d'un voyage qu'il avait fait à Nantes. Il approchait alors de la trentaine et n'était préoccupé que de mécanique, d'invention, de négoce, de crédits. Convié dans une famille d'industriels, il fut mis en présence d'une jeune fille qui fit sur lui une profonde impression. Il décida d'en faire sa femme, avec la célérité qu'il eut mis à conclure un marché avantageux.

    La nouvelle ébranla notre petite ville comme s'il s'était agi d'une révolution. Ce mariage prit tout d'abord une allure de scandale. Alors que tant de demoiselles soupiraient d'aise quand il passait, cambrant la taille, Paul Trégarec s'en était allé choisir une fiancée à Nantes, c'est-à-dire au bout du monde.

    Mais on sut bientôt que cette jeune personne était riche et belle. Les commères de la paroisse révisèrent alors leur jugement et manifestèrent leur satisfaction, ce qui était d'une grande importance car elles figuraient les trompettes de la renommée.

    Je ne sais rien de la situation de fortune de la fiancée. Je ne suis certain que de sa beauté. Quand je l'ai connue, âgée déjà, elle avait conservé la délicatesse de ses traits. Les cheveux blancs qui s'échappaient du fichu de soie dont elle recouvrait sa tête auréolaient son visage d'un ultime éclat de fraîcheur. Nous l'appelions Tante Marguerite ; c'était un nom qui lui seyait.

    Pour les bonnes gens de notre ville, elle fut toujours la dame un peu mystérieuse, venue de loin avec sa légende dorée. Elle avait une élégance très personnelle et une tendance à la coquetterie qui séduisait même les femmes.

    Son arrivée au lieu de sa résidence conjugale suscita un mouvement de curiosité. Lorsqu'elle descendit de la diligence qui, en un tapageur apparat, disposait ses voyageurs au centre de la grand'place, ce fut une bousculade, car l'affluence était grande ce jour là. Tout le monde voulait voir la nouvelle paroissienne pour se persuader un peu plus de sa beauté.

    Les bourgeois remarquèrent avec satisfaction la gracieuse spontanéité qu'elle mit à embrasser mon grand'père et ma grand'mère venus l'accueillir au terme de son voyage. Son affectueuse gentillesse laissait percer son désir de plaire. De fait mon aïeule fut conquise.

    Le déroulement des jours qui suivirent l'entrée de la jeune épouse dans sa nouvelle famille m'est demeuré inconnu. Une chose est certaine : sa simplicité lui ouvrit tous les coeurs. On l'appela Madame Paul, pour la distinguer de ma grand'mère et aussi peut-être par manière à la fois respectueuse et cordiale de sceller une adoption.

    Tante Marguerite ignorait la langue bretonne. Ce fut le chagrin de sa vie. En ces temps, les familles , même fortunées, ne s'exprimaient que rarement en français. Il faut y voir l'origine du volontaire effacement qui fut la règle de vie de Madame Paul. Rien n'est plus pénible, pour une jeune femme surtout, que de demeurer étranger aux futiles conversations qui révèlent les caractères et découvrent l'esprit.

    Elle vécut donc l'existence passionnée du foyer, s'adonnant de toute son âme à ses devoirs d'épouse. Le destin ménage de curieux parallèles. Tandis que trois filles naissaient au logis de mes grands parents, trois garçons venaient animer celui de ma grand-tante.

    Mon scepticisme me retient souvent de philosopher. Mais l'étonnant équilibre numérique des sexes depuis les commencements du monde, malgré les guerres où tant d'hommes perdirent la vie, a toujours été pour moi un abîme de réflexions. Je vois dans ce parallélisme une volonté divine et la merveilleuse continuité de la Genèse. Par développement, j'ai voulu comprendre les raisons qui poussent les Pères de l'Eglise et les théologiens à négliger cette preuve péremptoire de l'existence de Dieu qu'ignore l'apologétique. D'autres, avant moi se sont interrogés. La logique ne leur a fourni aucune réponse. A moi, pas davantage.

    Les trois cousins, les trois cousines, petits enfants du colporteur, unis par le même nom, vécurent leurs premières années dans une fraternelle intimité. La drame qui scinda en deux tronçons la famille Trégarec ne modifia pas les sentiments réciproques des rejetons. Ils continuèrent à se rencontrer en de multiples occasions quoique n'habitant plus sous le même toit.

    Ma Tante Marguerite, qui fut totalement étrangère aux manigances criminelles de son mari, connut de douloureux moments. Elle tenta de s'immiscer dans la querelle pour découvrir la vérité, apporter l'apaisement et réparer les torts. Mais Paul Trégarec fut impitoyable. Il signifia à sa femme les limites de son rôle d'épouse avec une intransigeance et une sévérité telle qu'elle dut se soumettre à l'impérieuse volonté du tyrannique époux.

    Madame Paul s'efforça de disparaître un peu plus dans l'ombre de sa demeure. Elle devina la vérité si elle ne la connut pas complètement. Elle en souffrit et sa douleur, qui n'était peut-être que de la honte, altéra sa santé. Ma grand'mère, malgré l'élan sincère qui la portait vers sa belle-soeur, cessa de la rencontrer. Elles devinrent l'une pour l'autre des étrangères et leurs coeurs saignèrent un peu plus.

    Les enfants étaient trop jeunes pour épouser la querelle des parents. La Bretagne n'est pas la Corse, et il advient parfois que les haines s'apaisent. Toutefois la parenté ne suffit pas toujours à entretenir la chaleur des sentiments. Ainsi, la tendresse qui unissait les enfants céda le pas à l'amitié juvénile. Le mal était moins grand que l'on eut pu le craindre. Par la suite, le temps et les convenances raffermirent les liens distendus et préservèrent l'esprit de famille d'une complète disparition.

    Je l'ai déjà dit : Quand ma mère et ses soeurs décidèrent de leur mariage, mon aïeule, refoulant sa rancoeur, en fit part officiellement à son beau-frère. Les trois cousins acceptèrent de participer aux agapes et animèrent l'assistance de leur turbulente gaieté. Peu d'années plus tard, lorsque l'aîné de mes oncles à la mode de Bretagne annonça qu'il allait prendre femme, ce fut ma Tante Marguerite qui vint rue des halles communiquer l'heureuse nouvelle. Paul Trégarec n'osa pas affronter ma grand'mère.
 
    Ma bonne Mémée avait le respect de l'ordre social et celui des traditions. Elle se conformait aux rites chrétiens avec une scrupuleuse exactitude. Elle allait jusqu'à sacrifier aux exigences peu orthodoxes d'un paganisme passé à l'état endémique dans les moeurs bretonnes. Cela compliquait sa vie, mais ces survivances provinciales apparaissaient nécessaires aux gens de sa génération pour authentifier leur bon ton. L'arbre de mai, les pèlerinages aux fontaines, les crêpes de la chandeleur, la part du pauvre, le tison de la Saint Jean, rien de tout cela n'était oublié d'elle. La bienséance tournait à une inconsciente comédie.

    Je ne peux m'empêcher de sourire en revivant le souvenir du cycle des visites au premier jour de l'année. Un ordre immuable présidait à son déroulement, renouvelant les mêmes scènes, provoquant les mêmes paroles, suscitant les mêmes banalités. Un oubli déclenchait un drame.

    J'entends encore mes tantes évoquer ce jour mémorable.

    Ma grand'mère attachait une importance primordiale à la visite due par ses filles à l'oncle Paul et à la tante Marguerite. C'était une obligation annuelle qui coûtait à tous. Tous cependant s'y soumettaient. Les recommandations de la maman se succédaient, impérieuses :
- N'acceptez rien.  Ne vous attardez pas.  Soyez polies.  Retenez bien ce qui sera dit ... 

    Ces matins d'années comptaient parmi les plus déplaisants souvenirs de jeunesse de ma mère et ses soeurs. Elles riaient en se les rappelant, mais je comprenais d'autant mieux leur anxiété passée que j'ai connu à mon tour les affres de cette visite.

    Toutes les trois près de la porte se poussaient du coude.
- Entre la première ! ...

    C'était l'aînée, ma tante Louise, qui finalement affrontait en tête de file le salon où l'oncle et la tante se tenaient assis dans de grands fauteuils, près du feu de bois crépitant dans la cheminée de marbre blanc.

    Tante Marguerite se levait, posait sur un guéridon ses lunettes et son ouvrage, puis accueillait gentiment les enfants qui, tous trois à la fois, débitaient leur compliment. L'oncle demeurait assis, presque indifférent, semblant porter un intérêt extrême au jeu des flammes qui se reflétaient sur son visage.
- Paul ! Ce sont les petites ! 

    Il daignait tourner la tête. Alors les enfants défilaient, en baissant les yeux, comme des petites filles sournoises et qui étaient seulement apeurées. Elles se laissaient embrasser sur le front, de l'émoi plein le coeur comme elles l'eussent fait si elles avaient rencontré l'ogre des contes. Elles subissaient une série de questions qui les mettaient dans un profond embarras.
- Avez-vous été sages à l'école ? Mon petit doigt m'a dit que vous aviez mal travaillé !

    Pendant cet examen, tante Marguerite sortait des friandises d'un bahut. Les fillettes commençaient à rougir. L'instant crucial approchait.
- Venez là, mes mignonnes, j'ai pour vous quelque chose ...

    Les trois otages balbutiaient, se récusaient. Comment concilier les recommandations de la maman et les bontés de la tante ?

    L'ogre grognait dans son fauteuil :
- Pourquoi insister ? Leur mère les grondera d'avoir accepté ton cadeau.

    La visite s'achevait. Tante Marguerite reconduisait ses nièces jusqu'à la porte en soupirant :
- J'aurais tant souhaité que vous emportiez au moins une orange. Enfin ! ... Dites à votre maman que je prierai le bon Dieu à son intention.

    Louise, Marthe et Marie retrouvaient avec soulagement le pavé de la rue. Pour se détendre elles couraient jusqu'au logis, sans s'arrêter. Elles racontaient la scène à ma grand'mère qui les réconfortait en tirant la conclusion de cette visite :
- Nous voilà tranquilles pour un an !


D6  Le second échec de Paul Trégarec

                                                Leurs déclamations sont comme des épées :
                                                Elles tracent dans l'air un cercle éblouissant
                                                Mais il pleut toujours quelques gouttes de sang.

                                                Alfred de Musset.

    Sans rien abandonner de son autorité, Paul Trégarec, sentant l'âge s'appesantir sur ses épaules, s'occupait moins activement de son industrie, qui, d'ailleurs, continuait de prospérer. Ses deux fils aînés avaient hérité de ses qualités et, grâce à Dieu, fort peu de ses défauts. Ils brassaient de multiples affaires, voyaient leurs bénéfices s'accumuler, s'intéressaient à des exploitations nouvelles, traitaient avec les banques, sollicitant du crédit, n'en accordant jamais. Bref ils étaient devenus de très importants personnages sans avoir transgressé les lois habituelles du commerce. Ils jouissaient de la considération de la ville, du département, voire de leur province.

    Les clients en étaient venus à ne plus connaître qu'eux. Ils oubliaient le père avec d'autant plus d'empressement qu'ils ne s'étaient pas toujours félicités des contrats souscrits sous son règne avec les établissements Trégarec. Mon grand-oncle avait l'esprit trop avisé pour se prévaloir de ses droits de fondateur et de propriétaire. Il s'effaçait opportunément par tactique commerciale. Il n'en dirigeait pas moins la marche des affaires et se réservait la signature, cette clé des entreprises qui vaut bien celle du coffre-fort. Rien n'échappait à sa sagacité.

    Moins absorbé par les soucis de la direction, déchargé de l'initiative, il employait les loisirs qu'il s'accordait à une surveillance qui tenait plus de la basse police que du contrôle. Chaque soir, il se faisait remettre la copie de la correspondance, les factures, le registre-journal et se livrait, tard dans la nuit, à des pointages qui lui apportaient la certitude que tout fonctionnait pour le mieux. Parfois, il arrivait inopinément à l'usine. C'était obligatoirement à ses jours d'humeur noire. L'usine était beaucoup plus son domaine que celui de ses fils. Il en connaissait les moindres recoins, les possibilités de travail, le rendement, car il avait vu s'édifier peu à peu, puis prendre sa pleine extension, cette entreprise conçue par son frère et lui-même.

    Aussi consciencieux que soit un ouvrier, il éprouvait à certains moments de la journée le besoin de se détendre, à moins qu'il ne se prenne d'intérêt pour le travail d'un compagnon ou qu'il se plonge dans la réflexion, ce qui, en vérité, est la marque d'une main d'oeuvre sérieuse. Paul Trégarec, les mains au dos, le chapeau sur les yeux, guettait ces instants là. Alors il éclatait, tempêtait, avec une insolence outrancière, agitait les bras, puis, après avoir jeté quelque reproche aussi injurieux qu'injuste, s'en allait, satisfait de lui-même, en traînant un peu la jambe (un rhumatisme, disait-il) cingler ses fils de critiques imméritées.

    Sa colère tombait après son inévitable conclusion :
- Si je n'étais pas là pour veiller à tout vous me conduiriez vite à la faillite.

    Après cet éclat il s'octroyait des jours de répit, comme le cocher se laisse aller à la béatitude, sur le siège de sa voiture, après avoir stimulé son cheval d'un vigoureux coup de fouet.

    Mon grand oncle n'était pas homme à s'abandonner longtemps à la méditation, à la lecture, aux travaux de l'esprit. Il lui fallait, pour vivre pleinement, du mouvement et des adversaires. Il ne se sentait heureux que dans l'attaque, devant des difficultés à vaincre. Alors, ses moyens rassemblés, il menait le jeu, sans trop de scrupules, et marquait les points d'un rire sardonique qui secouait son ventre obèse et faisait tinter les breloques de sa chaîne d'or.

    Il avait définitivement divisé la population de notre petite ville en deux groupes. Dans le premier il rangeait ceux qui l'adulaient par vanité ou le servaient par intérêt. Dans le second, il entassait pêle-mêle tous les autres, sans rang de classe ou de fortune. Ils n'étaient pour lui qu'un magma informe de gens auxquels il déniait quelque valeur, qu'il accablait de son mépris et de ses sarcasmes et qui, selon sa propre appréciation, ne comptaient pas.
- Je n'ai pour ennemis que les sots, disait-il, ce qui flattait ses courtisans et poussait nombre de ses compatriotes à se courber devant lui, à ménager son orgueil pour mieux se concilier sa bienveillante neutralité.
- Il est si riche! expliquaient les pleutres pour se justifier de leur lâcheté. L'argent lui confère tous les droits, et il est préférable, le sachant vindicatif, de n'être pas de ses ennemis.

    Un seul homme osait afficher à son égard une franche hostilité dont l'origine se perdait dans le temps. C'était Maître Coroller, notaire et maire de la commune. Comment celui-ci avait-il pu, alors qu'il ne bénéficiait pas du soutien du clan Trégarec, bloquer sur son nom la majorité des suffrages et se faire élire premier magistrat ? L'explication de cette anomalie tient en peu de mots : notre petite ville ignorait les luttes politiques et, lors des élections, ne connaissait qu'une liste de candidats. Elle triomphait obligatoirement à chaque scrutin et Maître Coroller était maire depuis une éternité.

    Les affaires l'absorbant moins, mon grand-oncle décida de régler son compte au notaire. L'échec qu'il avait essuyé en sollicitant la cession du pré aux chèvres lui tenait solidement au coeur. Il avait vengeance à assouvir et s'en frottait les mains avec une joie sadique.

    Un jour, une nouvelle passionnante courut la ville, semant la stupéfaction : Paul Trégarec serait candidat aux prochaines élections ! Les commentaires allaient leur train, un train d'enfer. Déjà l'on citait ses co-listiers en pouffant de rire. Polyte Guillou, le marchand de toile, Célestin Larvor, le boucher à la langue bien pendue, abandonnaient Maître Coroller pour se joindre à l'industriel.
- Bien joué! s'esclaffait le pharmacien en débitant des "louzou prenvet", des remèdes contre les vers, qui étaient sa spécialité. C'est gagné d'avance, Monsieur Trégarec sera élu.

    Maître Coroller se taisait et souriait.

    Oserait-il affronter la lutte ou laisserait-il le champ libre à son adversaire ? Chacun se le demandait quand on apprit qu'il s'était rendu discrètement au presbytère. Sans doute était-il allé solliciter l'avis de Monsieur le Curé, l'abbé Guiwarch, qui avait été professeur de philosophie avant de recevoir des mains de Monseigneur la mosette de curé-doyen. C'était un homme qui imposait le respect autant par l'austérité de sa parole que par ses lunettes d'or et les gants de peau noirs qu'il n'omettait jamais de passer quand il sortait du presbytère, ne fut-ce que pour se rendre à l'église. Son autorité était grande et nul ne transgressait ses avis. Tout au moins ouvertement.

    Que s'étaient dit le curé et le notaire ? Personne ne le sut. Mais, à l'issue de cette entrevue, Maître Coroller annonçait qu'il solliciterait le renouvellement de son mandat, quelles que soient les candidatures adverses. Enfin la ville allait avoir une vraie bataille électorale, et chacun s'en félicitait, notamment les hommes, car les distractions leur manquaient quand ils avaient épuisé les joies de la pêche, de la chasse, de la partie de boules ou de la promenade à petits pas, en famille, jusqu'à la grande gare.

    Tard dans la soirée, une nouvelle information sensationnelle volait de porte en porte, diffusée par Soize Congard qui occupait une fonction de la plus haute importance puisqu'elle servait à la fois l'église et la mairie et qu'elle émargeait au budget communal. C'était elle qui allait dans les rue, agitant "ar c'hloc'hig an Ankou", la clochette de la mort, et criait les noms des trépassés avant d'inviter la population à prier Dieu pour le repos de leurs âmes. C'était une petite bonne femme pénétrée de l'importance de son rôle. Toujours revêtue de son châle noir à reflets verdâtres et chaussée de brodequins à clous, elle avait le visage solennel qui convenait à sa charge. Soize, personne sérieuse, était en tous points digne de foi. De mémoire d'habitant, elle n'avait jamais crié la mort d'une créature de Dieu qui ne fut réellement et définitivement passée au royaume des ombres. Si elle affirmait avoir vu Monsieur le Curé entrer chez Paul Trégarec à la faveur de la nuit, ce ne pouvait être que la stricte vérité. Mais allez donc deviner ce qu'il adviendrait de cette discrète visite.

    Dans les familles, sous la lampe, la soirée s'écoula en commentaires, les hommes discutant ferme et célébrant les mérites du candidat de leur coeur. Les femmes, tout en tricotant, mêlèrent des épices à la conversation, puis, prises de scrupules tardifs, s'en remettaient à la volonté de la Providence, qui avait l'habitude de s'exprimer par la bouche du curé-doyen.
- Il faut attendre que Monsieur l'abbé Guiwarch ait dit ce qu'il en pense.

    Les jours passaient et le curé ne se prononçait pas. Rares étaient les personnes qu'il recevait, encore avait-elles toutes de sérieuses raisons dogmatiques pour être admises à s'entretenir avec lui. Mais les passions étaient si déchaînées et le désir de connaître l'opinion du pasteur si grand que les visiteurs risquaient au cours de l'entretien, la question qui brûlaient leurs lèvres :
- Que pensez-vous des élections ?

    Monsieur le Curé joignait les mains, baissait les paupières derrière ses lunettes d'or et murmurait :
- Le bon Dieu a déjà fait son choix. A nous de le suivre dans la voie qu'il a tracée, en votant selon notre conscience, pour l'homme que nous jugeons le plus digne et le plus apte à diriger les affaires de notre commune.

    Il ne citait aucun nom et se tenait avec habileté dans la plus stricte neutralité, ce qui exaspérait les paroissiens, accoutumés à sa parole autoritaire et les plongeaient dans la perplexité, sinon dans le désarroi.

    Après avoir, comme il le disait, "laissé venir les événements", Maître Coroller montrait soudainement une grande combativité. Il débutait sa tournée de propagande et revoyait les électeurs individuellement. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, il ne leur parlait pas des élections. Il mettait même un point d'honneur à n'y faire aucune allusion.

    Ma grand'mère, en tant que femme, ne comptait guère dans la bataille engagée (Note 3). Elle eut cependant la faveur d'une visite du maire. Si elle n'en manifesta pas de surprise, les voisins, en revanche, ne célèrent pas leur étonnement. Nul n'ignorait que Maître Coroller était le notaire de mon aïeule, mais en ces journées ardentes où tout passait au crible de l'opinion publique, cette entrevue suscita des réflexions en rapport avec l'inimitié qui opposait Mme Trégarec à son beau-frère.

    Les deux adversaires consolidaient leurs avantages et la confusion était telle que le pharmacien reconsidérait son opinion première en se mouchant longuement et bruyamment derrière ses bocaux de faïence.
- Tous les deux ont leur chance, expliquait-il. Monsieur Trégarec est influent et avisé. Maître Coroller a pour lui d'être maire sortant. Son dévouement est connu. Son expérience est certaine. Ils ont leur chance ...

    Le dimanche qui précéda les élections, un incident se produisit, banal en lui-même, qui décida du scrutin. Le clergé quêtait au bénéfice du Grand Séminaire et, selon la coutume, au cours de la messe, un prêtre monta en chaire pour énoncer les sommes recueillies et citer les noms des généreux bienfaiteurs. La méthode produit d'excellents résultats, car en flattant l'amour-propre elle stimule les largesses. Les records, qu'ils soient de vitesse ou de prodigalité, soulèvent toujours l'admiration des foules et assoiffent d'ambition les néophytes. D'une voix monocorde l'abbé dévidait ses litanies de noms et de chiffres. Il y eut un mouvement de têtes quand il annonça :
- Monsieur Trégarec, mille francs, ...

    Le suisse, en uniforme chamarré, hallebarde à la main et bicorne à plumes sur la tête, ne put réprimer un sourire à l'encontre de ses habitudes. Il était menuisier de son état, travaillait à l'usine du champ de foire et servait l'Eglise le dimanche, en revêtant des bas blancs, des escarpins de style et une large étole rouge bordée d'or qui lui rayait le corps en diagonale. Des noms tombaient dans l'indifférence. Tout à coup, l'un d'eux fit dresser toutes les coiffes :
- ..., Maître Coroller, quinze cents francs, ...

    L'abbé marqua une pause. Il ne pouvait mieux faire. S'il avait chanté, il eut poussé un point d'orgue. Le suisse toussa pour reprendre son assurance. Une note insolite, quoiqu'en trémolo, s'échappa de l'harmonium que tenait Soeur Saint-Jean.

    Monsieur le Curé avait à peine achevé l'Ite missa est que l'assistance se précipitait vers les portes dans sa hâte de commenter l'incident. Sur la place de l'église, des groupes se formaient, échangeaient des impressions.
- ..., Maître Coroller, quinze cents francs, ...

    Pour un succès, cela en était un ! Le notaire partait gagnant, mon grand-oncle placé.
- Evidemment, déclaraient les logiciens, Monsieur le Curé ne peut pas prendre parti.

    La semaine fut lourde d'un orage qui ne devait éclater que le dimanche. A l'ouverture du scrutin, les deux adversaires se trouvèrent face à face dans la salle aux murs délabrés qui occupe le rez-de-chaussée de la mairie et qu'éclairent trois hautes fenêtres donnant sur la rue. Des pécheurs encombrés de gaules, d'épuisettes et de provision de bouche attendaient le moment de se libérer d'une obligation à laquelle ils ne pouvaient décemment pas se soustraire.

    Mon grand-oncle s'avança vers Maître Coroller, mi-souriant, mi-provoquant.
- C'est bien mon droit d'être là, n'est-ce pas ?
- Comme c'est mon devoir, cher Monsieur ! répliqua le maire.

    A l'heure du dépouillement une foule bruyante se pressait aux abords de la mairie qui, de mémoire de citoyen, n'avait jamais connu pareille animation.

    Le résultat fut proclamé. La liste de Maître Coroller l'emportait à une forte majorité.

    Mon grand-oncle connut ce soir là la plus cruelle humiliation de sa vie. Une humiliation sans appel devant le Destin. Une humiliation qu'aucune possibilité de vengeance ne permettait d'atténuer.

    Elle devait sonner l'heure de son déclin.


D7  Le caveau de famille

                                                Les croix du cimetière étroit,
                                                Les bras des morts que sont ces croix,
                                                Tombent comme un grand vol,
                                                Rabattu, noir, contre le sol.

                                                Emile Verhaeren.

    Paul Trégarec supporta mal son second échec électoral. Il avait été intimement persuadé, en faisant acte de candidature, que la ville attendait ce geste comme le peuple hébreu vivait dans la venue d'un messie. Son orgueil l'enivrait, et son entourage, courbé sous sa férule, n'osait pas lui dire la vérité et encore moins lui adresser des remontrances qui l'eusse peut-être ramené à une plus humble conscience de sa personnalité.

    Il lui importait peu, en vérité, de ceindre l'écharpe de maire, quoique cette perspective satisfaisait son amour-propre. A ses yeux sa victoire eut surtout marqué l'effondrement public de Me Coroller qu'il exécrait. Sa vie n'avait été jusqu'alors qu'une suite ininterrompue de rivalités et de luttes à tel point que son caractère recherchait de préférence les difficultés que soulève la fréquentation des hommes. Les jours monotones et sans discussion lui étaient odieux et il s'en vengeait sur ses proches en manifestant une hargne qui, pour l'aider à vivre, rendait irrespirable l'atmosphère du foyer.

    Sa défaite l'accabla. Les illusions, qu'il avait caressées durant plusieurs semaines, s'évanouissaient brutalement à la lueur des chiffres qui consacraient son échec. Un rideau venait de se déchirer, laissant apparaître la vérité : la ville, sa ville, lui préférait son ennemi. Il en éprouva comme une honte soudaine. Le scrutin le condamnait plus sévèrement que ne l'aurait fait un tribunal en lui infligeant une peine infamante. Il lui semblait qu'il était victime d'une trahison, qu'on l'accusait sans lui permettre de se défendre. Son mépris de la société se transforma en dégoût du prochain. Ses nuits furent troublées par les cris imaginaires d'une foule déchaînée hurlant sous ses fenêtres des menaces de mort et il croyait y reconnaître les voix qui lui lançaient des injures. Le bruit de ces ombres furieuses lui martelait la tête. Des spectres s'avançaient vers son lit et il se réveillait trempé de sueur.
Il n'osa plus sortir, craignant de rencontrer des amis qui se fussent apitoyés sur sa malchance et surtout d'être salué par des hommes qui le détestaient et l'avaient berné. Il en vint, dans le silence de sa demeure, replié sur lui-même, à analyser ses sentiments, à dresser le bilan de sa vie. Talonné par les affaires, l'esprit toujours tendu vers l'avenir, il n'avait guère jeté de regard en arrière que pour s'estimer satisfait de sa constante ascension. Et voici que, blessé dans son orgueil, il s'immobilisait à mi-route de l'étape comme si sa volonté s'était frappée de paralysie. Ses yeux hagards paraissaient ne plus reconnaître le milieu où il se mouvait et son esprit s'efforçait de rassembler des souvenirs fuyants.

    L'image de ses fils, qui étaient sa fierté, s'imposa à sa mémoire et il s'y accrocha. Il se souvint, par déduction, qu'il avait partagé avec son frère la douce affection d'un père, ce qui l'entraîna à penser que ce père et ce frère étaient bien oubliés. Il eut brusquement peur que ses propres enfants ne le paient un jour d'une semblable ingratitude. Son entendement repoussa cette idée désespérante, mais elle le poursuivit, lancinante, au point de devenir intolérable.

    Il raisonna pour tenter de s'apaiser. Qu'importait après tout que ses fils l'oublient quand il ne serait plus de ce monde pour le constater. Mais quelques bribes de croyance chrétienne se réveillaient en lui. Il voyageait dans l'éternité et retrouvait ses morts. La fortune l'avait détaché de sa filiation et il constata qu'il n'avait même plus au coeur le culte des disparus qui fut la religion des hommes primitifs.

    L'effroi et le dégoût de lui-même le saisirent à la gorge. Etait-il trop tard pour réparer les erreurs que lui reprochait sa conscience ?

    Trop tard ? L'expression le glaça. Il fit le décompte de ses étés et de ses hivers et sentit ce pied qui lui faisait mal et ralentissait sa marche, lui donnant l'impression de traîner un boulet comme celui des forçats. Il ne lui manquait que d'entendre le cliquetis des chaînes, le grincement des verrous; mais son oreille percevait seulement les coups du marteau qui enfonce de longs clous dans les cercueils de chêne.

    Dès lors, son esprit fut constamment hanté par la mort. Non pas tellement qu'il en eut peur, mais l'orgueil, l'orgueil toujours, lui emplissait la tête de regrets. Il repoussait les renoncements. Il maudissait le Dieu qui l'obligeait à tout abandonner, ses biens surtout, progressivement amassés par l'effort et la ruse. Il savait que son ultime colère serait impuissante, que l'on ne traite pas avec la mort et que l'adresse et les subtilités de l'esprit ne servent de rien quand elle a jeté son dévolu sur un homme. Ces vérités éternelles l'obsédaient et, comme un mirage, le cimetière avec ses grands ifs, droits tels des cierges noirs le long des allées, lui apparaissait dans sa lugubre netteté. Il y chercha la place qui lui était destinée. Reposerait-il auprès de son père et de sa mère dans la modeste sépulture entourée d'une grille dont la porte grinçait et fermait mal ? Son frère dormait à quelques pas de là, seul, dans un caveau de granit surmonté d'une croix. Tout cela était bien misérable. Paul Trégarec, que diable ! méritait un autre sort.

    Regarder l'avenir bien en face et vouloir en disposer à son gré, c'est encore lutter. Dans un sursaut de fierté il décida de construire un mausolée digne de lui et du nom des Trégarec. Cette idée amena un sourire sur ses lèvres amères et il sortit de sa torpeur.

    Comme le laboureur de la fable, sentant venir sa mort prochaine, il fit appeler ses trois fils et leur tint ce langage :
- J'ai beaucoup travaillé dans ma jeunesse et si je n'ai pas eu toutes les satisfactions que j'étais en droit d'attendre des hommes, j'ai du moins celle d'avoir amassé une fortune dont vous profiterez. Votre grand-père n'était pas riche. J'aimerais que vous vous en souveniez toujours. Sa mémoire ne peut être pour vous que de bon exemple. Entendez bien : les parents, quand ils précèdent les fils dans la mort, les suivent sans cesse dans la vie et jugent leurs actes. Nous leur devons une reconnaissance infinie que nous ne pouvons leur témoigner que par la ferveur de notre souvenir.

- Si je venais à mourir, et cela se produira un jour ou l'autre, je sais que vous aurez de la peine, car vous êtes de bons fils. Mais ce que je peux vous dire aujourd'hui, c'est que j'aimerais à reposer près de mes parents, et que, lorsqu'à votre tour vous disparaîtrez, le plus tard possible, vous veniez nous rejoindre sous la même pierre. Vous penserez peut-être qu'il est stupide de dire ce que je dis, mais je crois qu'il est moins triste pour un mort d'être aux cotés des siens. Jeunes et plein de santé comme vous l'êtes, vous réprouvez mon angoisse, mais je voulais vous communiquer mes sentiments avant de vous associer au projet que j'ai formé de construire un caveau de famille. J'ambitionne d'y déposer les restes de vos grands parents et ceux de votre oncle Jean. A ce propos, Jacques, il te faudra voir ta tante, et sans me mettre en cause, la décider à se joindre à nous pour cet hommage à nos défunts. Ceci dit, je n'ai pas l'intention de mourir. Oh ! mais pas du tout, malgré ce bougre de pied qui me fait souffrir. Priez donc à l'occasion, rien ne presse, le docteur Tossoul de venir jusqu'ici. Mais dites lui qu'il ne se dérange pas spécialement pour moi.

    Ainsi fut décidé la construction du majestueux monument qui se dresse dans l'allèe principale du cimetière de ma petite ville. Il en fut longtemps la curiosité, je n'ose dire l'attrait, avec son dallage de granit, et son cénotaphe de marbre noir qui, les jours de pluie, luit comme du jais. La mode et la vanité s'en mêllant, car il existe une mode funèbre à laquelle les morts sont étrangers, ce monument a été surpassé depuis en somptuosité par des monuments plus grandioses construits en matériaux plus flatteurs.


    Mes oncles, fidèles aux recommandations de leur père, ont acquis les concessions voisines et dressé une chapelle prétentieuse, d'un style qui veut être gothique, et sur le fronton de laquelle se lit l'inscription : "Famille Trégarec". Ces deux mots lancent une sorte d'affirmation; mais non loin, dans une allée secondaire, sur une tombe modeste qui m'est chère, apparaît, comme un défi, la même inscription : "Famille Trégarec".

    C'est que les choses ne s'arrangèrent pas comme mon grand-oncle l'avait décidé.

    Au cours d'une visite à ma grand'mère, l'oncle Jacques voulut s'acquitter de la mission dont l'avait chargé son père. Il le fit avec sa bonhomie respectueuse et beaucoup de précautions oratoires car il n'ignorait pas l'inimitié qui opposait l'industriel et sa belle-soeur.

    Mon aïeule, avec cette intuition native des femmes qu'elle possédait à un haut degré, devina la manoeuvre dont elle était l'objet et opposa un refus catégorique.
- Il n'est pas dans mes intentions de blâmer l'exhumation de tes grands-parents. Rien d'ailleurs ne m'y autoriserait. Je pense seulement qu'ils ont été bien longtemps oubliés. Mais ils ont dans le ciel d'autres satisfactions, et combien plus nobles, que de savoir leur corps dans un riche caveau.
- Tu ne les as pas connus, Jacques !
- Ils étaient bons et honnêtes. Leur humilité s'affirma durant toute leur vie et s'ils pouvaient exprimer aujourd'hui leur sentiment à l'égard de ton projet, je gage qu'ils te prieraient de les laisser en paix. Le Bon Dieu a trop gâté les vivants en leur épargnant d'avoir à consulter les morts avant de disposer de leur mémoire. Aussi abusent-ils de leur privilège en faisant parler les disparus, en leur prêtant des propos qu'ils n'auraient jamais tenu s'ils avaient vécu, en se servant de leurs noms pour excuser leur propre ambition. Les morts ne protestent jamais. C'est dommage, car il y aurait moins d'hypocrisie en ce monde.
- Quand j'observe, au cours de mes visites au cimetière, la mine contrite de certaines gens et que je vois couler leurs larmes, je regrette que le Christ de l'Evangile n'apparaisse pas sur le champ, non pour renouveler le miracle de Lazare, mais seulement pour proposer à ceux qui manifestent un chagrin intempestif la résurrection du défunt.
 - Crois en mon expérience, Jacques, l'offre du Sauveur ne serait pas acceptée. Il est indispensable pour le bonheur terrestre que les morts ne reviennent plus à la vie.
- J'imagine sans peine que ton père est humilié devant la trop modeste tombe de ses parents. En vérité, il s'en accommoderait si les riches familles de la ville, les marchands de chevaux de vin ou de toiles, les épiciers et les quincailliers fortunés, n'avaient pas placé leur orgueil dans la construction de caveaux et de monuments luxueux. Son amour-propre est battu en brèche et il le supporte mal. Je le connais bien et je devine ses sentiments. Qu'il fasse comme bon lui semblera mais ce que j'ai à dire dans cette affaire, mon petit Jacques, et tu es trop sensible et tu as trop de bon sens pour ne pas me comprendre, c'est que le corps de ton oncle, que Dieu ait son âme !, demeurera où je l'ai placé en attendant que j'aille le rejoindre.

    Jacques Trégarec était fort gêné du refus de ma grand'mère. Peu lui importait que mon aïeule n'apportât pas son accord au projet qu'il avait reçu mission de soumettre. Sans doute dans sa simplicité native partageait-il ses sentiments; mais il fallait communiquer ce refus à son père et il appréhendait cet instant.
-  Ce sera, pensait-il, une belle colère.

    Il n'en fut rien.

    Quand mon grand-oncle apprit ce qu'avait été la réplique de ma grand'mère il garda le silence, prétexta une vive douleur de son pied malade et se retira dans sa chambre.


D8  L'agonie de Paul Trégarec

                                                Tais-toi le ciel est lourd, la terre te dédaigne.
                                                A quoi bon tant de pleurs si tu ne peux guérir.
                                                Sois comme un loup blessé qui se tait pour mourrir
                                                Et qui mord le couteau, dans sa gueule qui saigne.

                                                Leconte de Lisle

    Pourquoi ce mercredi là étais-je demeuré rue des Halles ? Je ne puis l'expliquer. Mais je me revois dans le magasin de nouveautés, plein de clientes encombrées de paniers.

    Je me tenais près de ma grand'mère, assise à la caisse, qui était une sorte de pupitre élevé, noir, austère, dont la seule fantaisie consistait en une bordure de fuseaux comme en comporte le style Henri II. Elle dominait les comptoirs sur lesquels se déroulaient les pièces de mérinos, de serge, de cotonnade, de tulle, que dix mains avides palpaient à la fois.

    Sans oublier d'inscrire les débits, Grand'mère bonjourait les campagnardes, s'enquérant de leur santé, de l'âge de leurs enfants. Elle ne négligeait pas davantage la surveillance des vendeuses occasionnelles et inexpertes. Elle savait intervenir au moment opportun.
- Jeanne, si ce dessin ne plaît pas à Madame Bodiou, vous pourrez lui proposer l'article que nous avons en réserve. Je suis certaine que l'écossais bleu fera l'affaire.

    Sur la rue, devant la double porte largement ouverte, des femmes de la côte, reconnaissables à leurs coiffes de cretonne en forme de capeline, s'alignaient le long du trottoir et caquetaient entre elles. Elles venaient vendre les fruits de la mer qu'elles étalaient sur des serviettes ou des mouchoirs posés directement sur le pavé : là des crevettes encore vivantes mêlées au goémon couleur d'iode ; à côté des pyramides de briniques (note 5) et de moules ; plus loin, des ormeaux que les savants nomment haliotides et qui, frits à la poêle, comme des escalopes, exigent d'être battus pour être tendres.

    Les halles bruissaient ainsi qu'une ruche, en mai, lorsque les foins sont hauts et les genêts en fleurs. L'accès de l'épicerie Guillerm devenait difficile, tant les monceaux de carottes, de poireaux, de choux étaient nombreux et importants, tant aussi se groupaient les paysans, peu décidés à abandonner leur part de chaussée quand ils discutaient de leurs récoltes et de l'exigence des propriétaires.

    Le marché battait son plein ; la ville, sortie de sa léthargie, s'ébrouait au soleil.

    Mon oncle Jacques, dont la présence dans les ateliers du Champ de Foire eut dû s'imposer en ce jour d'envahissement rural, entra d'un pas rapide dans le magasin et se dirigea vers grand'mère. Il lui jeta à la hâte quelques mots que je ne compris pas. La visite était inattendue et ma grand'mère montrait une vive surprise. Elle posa son porte-plume, ôta les lunettes dont elle usait pour écrire et, prenant son neveu par le bras, l'entraîna vers la salle à manger où ils s'enfermèrent.

    Les vendeuses comprirent qu'une circonstance exceptionnelle pouvait seule bouleverser ainsi les habitudes. Elles s'interrogeaient :
- Que se passe-t-il ?

    Le temps de l'absence de ma grand'mère me parut long. Je n'osais cependant pas la rejoindre, car mon oncle Jacques, malgré sa bonté, m'intimidait. Enfin la porte s'ouvrit. Mon aïeule revenait à la caisse tandis que Jacques Trégarec quittait le magasin aussi rapidement qu'il y était entré.

    Une cliente désirait un châle à franges de soie, d'un rose plus vif que ceux proposés par la vendeuse.
- Nous aurons un nouveau choix mercredi prochain, lui lança Grand'mère en réajustant ses lunettes. Si vous n'êtes pas trop pressée revenez donc nous voir. Nous attendons des modèles plus récents que ceux-ci et dans un plus grand choix de teintes.
Sa voix était calme et les personnes présentes estimèrent que la visite de Jacques Trégarec n'offrait pas le caractère de gravité supposé lorsqu'il était entré dans le magasin.

    Dans la soirée, alors que l'angélus tintait et que la ville retrouvait sa torpeur, ma tante Louise vint, comme elle en avait l'habitude, embrasser sa mère. Chaque mercredi, elle communiquait le bilan de son marché et venait s'enquérir de celui du magasin de nouveautés auquel elle ne cessa jamais de s'intéresser, autant par goût que par sollicitude pour ma Mémée. Je l'attendais avec impatience. Les chiffres qu'elle énoncerait ne signifierait pas pour moi le succès ou l'échec du marché ; mais la coutume voulait que l'on servit en son honneur un verre de madère et une tarte aux pruneaux. De là ma hâte de l'accueillir.

    Cette tarte aux pruneaux, chef d'oeuvre hebdomadaire de Marie Cam était le régal de tante Louise. Le mien également. Elle se confectionnait sur une énorme plaque de tôle et se cuisait au four du boulanger. La pâte, le sucre, les fruits s'amalgamaient, se caramélisaient pour la plus noble satisfaction des yeux et du palais. Aux années heureuses de ma vie, j'ai souvent demandé que l'on me préparât de la tarte aux pruneaux. Chacune de mes tentatives ne m'a apporté que déception. La recette de Marie Cam est perdue à jamais et il ne m'en reste que le souvenir, mais quel souvenir !

    Tante Louise, ce soir là, ne cita pas de chiffres en s'asseyant sous la lampe.
- L'oncle Paul ne va pas, dit-elle. Le docteur Tossoul a appelé en consultation un chirurgien qui a décidé sur le champ de couper la jambe malade. La gangrène, paraît-il.
- Je le sais, répondit grand'mère.
- Oui, ce soir, tout le monde le sait, répartit ma tante qui poursuivit :
- Monsieur le curé l'a extrêmisé. Les visites sont interdites mais peut-être ferais-je bien d'aller prendre des nouvelles avant la nuit ?
- C'est une bonne idée, fit grand'mère qui classait des factures et semblait oublier la tarte aux pruneaux.

    Je crus nécessaire de la rappeler aux substantielles réalités. Marie Cam apporta les verres et tante Louise disposa des assiettes sur la table après avoir relevé le tapis de peluche verte qui la recouvrait. Puis ce furent les inévitables échos du marché et les chiffres que j'attendais. Telles les bonnes vieilles qui, à la grand'messe, somnolent durant le prêche, je m'isolais par l'esprit pour mieux savourer la merveilleuse pâtisserie, sans oublier de vider auparavant mon verre de madère.

    Quand mes doigts furent correctement léchés je repris de l'intérêt pour la conversation.
- Jacques, expliquait mon aïeule, est venu cet après-midi, en plein marché, me mettre au courant de l'état de son père. Il était très inquiet. Le médecin ne croit pas que l'on puisse enrayer le mal. Jacques aurait voulu que je me rende au chevet de Paul, mais je n'en ai pas l'intention. Cet homme ne m'est rien depuis la mort de ton père. Cependant, je comprends que tu prennes des nouvelles. Je t'y encourage même. C'est ton oncle.

    Tante Louise repartit vers sa boucherie et j'allais faire ma cour à Marie Cam dont je connaissais la susceptibilité et l'amour-propre de cuisinière.
- La tarte était-elle bonne ? me demanda-t-elle
- Oh ! oui !

    Cette approbation lui suffisait car j'y mettais l'accent convenable. L'excellente fille était satisfaite et j'avais désormais l'assurance que le mercredi suivant Marie s'emploierait à réussir la tarte aux pruneaux.

    La matinée du jeudi ne pouvait se passer sans que je me rende chez les Rolland où ma présence auprès de Joséphine me paraissait indispensable. Ce lendemain de marché voyait s'abattre sur la ville une nuée de mendiants, femmes en haillons et malpropres, vieillards tremblants et chevrotants, enfants bruyants et insolents. Ils allaient de porte en porte, la besace en bandoulière. D'où venaient-ils ? Ils étaient si nombreux que l'on eut pu croire à l'assemblée générale des gueux de Bretagne. La campagne, fort pauvre à l'époque, en fournissait une bonne partie. Mais les professionnels du paupérisme organisaient leur cycle sans fin de manière à se trouver en notre localité chaque jeudi matin. Tous défilaient en une procession turbulente, s'efforçant de se devancer l'un l'autre, pour frapper les premiers aux portes accueillantes. Ils acceptaient tout ce que l'on voulait bien leur offrir et remerciaient d'une pâtrenotre incompréhensible
.

    Marie Cam, bourrue et sans indulgence, se chargeait de recevoir les mendiants qui se présentaient chez grand'mère. Elle préparait une corbeille de quignons qu'elle réservait aux habitués qui avaient su par quelque flatterie gagner sa faveur. La distribution n'offrait aucun attrait.

    Chez les Rolland, au contraire, tous les quémandeurs étaient assurés d'être entendus. L'obole était de moindre importance que celle de ma grand'mère, mais nul ne repartait les mains vides. Ne se présentait chez eux, il faut le dire, que ceux que poussait vraiment le besoin ; les autres pourchassaient plutôt l'argent ou le vin.

    Je me souviens d'un vieil homme - avait-il été jeune ? - qui, voûté, marchait péniblement en s'appuyant sur deux cannes. Il avait la tête que les peintres prêtent à Saint Pierre : un crâne dénudé et rose, une opulente barbe blanche et des yeux qui reflétaient la candeur. Chinove, qui fréquentait tous les pardons, le rencontrait au Folgoët, à Rumengol, partout où se traînait l'humanité boiteuse, ulcérée, aveugle, lamentable. Elle l'avait pris en sympathie. Quant à moi, j'en avais affreusement peur. Le sac qu'il portait sur l'épaule était sans doute à l'origine de ma frayeur.

    Il n'eut jamais frappé à la porte comme le faisaient les autres mendiants et ne révélait sa présence qu'en récitant des oraisons qu'il eut recommencées jusqu'à ce qu'enfin on s'aperçut de son arrivée.

    J'avais pour mission de lui remettre son aumône : une double ration de pain. Joséphine lui offrait en surcroît, quelle que fut la saison, un bol de bouillon chaud. Il bénissait le ciel avec humilité et ne repartait qu'après avoir demandé à ses Saints de combler cette demeure de leurs grâces.

    Si le bonhomme n'apparaissait pas, malgré la kyrielle d'autres mendiants qui avaient défilé, il n'y avait pas de jeudi des pauvres, et il nous semblait aux Rolland comme à moi-même que le ciel nous avait boudé.

    Je m'affairais à ma besogne de charité lorsque j'apperçus tante Louise dans ses atours du dimanche. D'un geste de la main elle m'invita à la rejoindre, mais je lui fis comprendre que mes obligations me retenaient chez les Rolland. Alors, impétueusement, elle m'intima l'ordre d'accourir, ce que je fis de mauvaise grâce.
- Viens ! me dit-elle. Tonton Paul est très malade. Sans doute va-t-il mourir. Il veut nous voir tous.

    Je devinais que ma tante sous-entendait par là mes cousins et moi. Un tremblement s'empara de tout mon être et instantanément je songeais à la fin de l'arrière grand'père.
- Pourvu qu'il ne nous reproche rien, me disais-je.

    Dans le salon de mon grand'oncle je retrouvais en effet Charles, Maurice, Cécile qui ne bougèrent pas à notre arrivée, craignant sans doute de rompre le silence qui régnait dans la demeure. Mes tantes parlaient à voix basse, mêlant les derniers sacrements, la température et le nom du notaire, quand Jacques Trégarec entra. Il paraissait triste et las.
- Montons, fit-il. Nous fûmes bientôt tous sur le palier du premier étage dont le plancher gémissait sinistrement sous nos pas. Lorsque la porte de la chambre s'ouvrit, j'en eus le souffle coupé tant mon coeur battait fort. Une religieuse s'effaça pour nous laisser entrer : l'odeur d'éther planait dans la pièce et participait au malaise qui nous gagnait.

    Dans un lit d'angle, lit très haut, j'aperçus Paul Trégarec, le buste redressé, la tête maintenue par des oreillers, le visage livide et atone. Ses paupières étaient baissées. La vie semblait l'avoir déjà quitté.

    Lorsque nous fûmes tous groupés devant le lit, mon oncle Jacques interpella doucement le malade en posant la main sur la sienne :
- Papa !

    Les paupières du mourant s'entrouvrirent, laissant apparaître des yeux sans éclat.
- Je souffre, dit-il. Sa poitrine se gonflait avec lenteur et ses doigts se crispaient.
- Est-ce vous Anne ? interrogea-t-il avec effort.
- Ce sont les enfants, papa. Vous avez demandé à les voir.
- J'ai demandé Anne, ma belle soeur, la femme de mon frère. Pourquoi ne l'appelles-tu pas ?

    Je compris qu'il réclamait ma grand'mère et je me rappelais le refus que mon aïeule avait opposé, la veille, à l'oncle Jacques.
- Elle va venir, papa. Je vous assure qu'elle va venir. Elle me l'a promis.

    Pouvait-on mentir avec un tel accent de sincérité ? J'en étais bouleversé et, n'eut été la présence de ce mourant, j'aurais crié mon indignation et hurlé la vérité.
- Dites lui qu'elle se presse, continua Paul Trégarec. Dites lui que je vais mourir et que je dois lui parler tant que je puis encore parler. Bientôt il sera trop tard. Allez ! Allez tous ! insista-t-il d'une voix plus forte. Allez tous la prier, la supplier de venir. Ce n'est pas vous que je veux voir.

    Ses paupières retombèrent. Une légère rougeur colora ses joues faisant ressortir la blancheur de sa barbe.

    L'oncle Jacques haussa les épaules et nous fit signe de nous retirer. J'avais les yeux rivés à ce lit auquel les arceaux disposés pour éviter le poids des couvertures sur la jambe amputée donnaient l'aspect d'un sinistre rafiot descendant le cours du Styx.
Avec d'infinies précautions nous gagnâmes la porte, mais j'eus encore le temps d'entendre le moribond appeler "Anne !" et murmurer :
- Elle refuse de venir, n'est-ce pas ?

    Cette prémonition de la vérité me frappa plus que tout autre chose. Il fallait que cet homme approchât de bien près le monde invisible pour avoir deviné ce que l'on s'efforçait de lui cacher.

    Quand je rentrais à la maison, je m'empressais de tout raconter à ma Mémée, ce que j'avais vu, ce que j'avais entendu. Ses yeux plongeaient dans les miens, comme si elle voulait en savoir davantage.
- C'est mal, n'est-ce pas Mémée, de mentir comme l'a fait tonton Jacques.
- Tu ne peux pas comprendre, mon petit bonhomme. Non ! tu ne peux pas comprendre. Et elle me serra fortement dans ses bras.


D9  Intercession ecclesiastique

                                                Le loup vient et s'assied, les deux jambes dressées,
                                                Par leurs ongles crochus dans le sable enfoncés.
                                                Il s'est jugé perdu puisqu'il était surpris,
                                                Sa retraite coupée et tous ses chemins pris.

                                                Alfred de Vigny

    Après la visite au grand'oncle, je retournais chez les Rolland m'enquérir de ce qui s'était passé en mon absence et d'apprendre surtout si le bonhomme à la besace était venu réciter à la porte les litanies hebdomadaires.

    Comme toutes le vieilles gens, Chinove, Joséphine, Marie et Colas étaient curieux de tout connaître et la raison de mon absence les avaient trop intrigués pourqu'il s'abstiennent de m'interroger. Ils étaient curieux et j'étais bavard ; nous retrouvions donc notre compte les uns et les autres dans cet incident.

    Je racontais ma visite chez Paul Trégarec avec le souci de ne rien omettre. Mes vieux amis hochaient la tête.
- C'est épouvantable ! opina Chinove. Joséphine se signa. Colas gardait le silence. Marie s'en fut dans la chambre haute vers ses images saintes.

    Mon récit présentait pour eux un visible intérêt et j'en étais fier. J'en profitais pour formuler quelque exigence nouvelle, quand mon parrain entra dans la maison. Je crus qu'il venait me chercher pour une nouvelle visite à mon grand'oncle. Il n'en était rien.
- Ces choses ne valent rien pour les enfants, dit-il. Ils en conservent un souvenir hallucinant qui leur ronge l'esprit et parfois nuit à leur santé. Je vous enlève Jean pour lui acheter un jouet. C'est le meilleur moyen de lui faire oublier sa matinée.

    Pour une aubaine, c'en était une. Les jouets ne me manquaient pas. Un placard en était plein chez grand'mère. Mais plus les enfants possèdent, plus ils désirent posséder. En cela, rien ne les distingue des grandes personnes.

    Nous nous rendimes chez Jancé Kongard qui tenait sur la place le magasin à l'enseigne de "La poupée bretonne". Une vitrine alléchante présentait des jouets de toutes sortes et des grappes de gamins y passaient leur temps, écrasant leur nez contre la glace. J'y allais comme les autres et j'en revenais la tête pleine de rêves et le coeur lourd de désirs.

    En ouvrant la porte du magasin, mon parrain déclencha un carillon dont j'ai encore le son dans les oreilles. J'entrais dans un monde de féerie, un palais de merveilles.

    Jancé Kongard tricotait assise au milieu de chevaux de bois. Petite et grosse, une coiffe en forme de bonnet lui moulant la tête, elle avait un air rébarbatif. Son sourire sans dent ne parvenait pas à la rendre sympathique malgré toutes les richesses dont elle était susceptible de combler sa jeune clientèle.
- Bonjour Monsieur Queinnec ! Bonjour Jean ! Je devine que vous allez encore le gâter. Ah ! Il pourra se vanter d'en avoir des jouets, ce bonhomme.

    Elle posa son tricot sur la chaise et dressa ses lunettes sur sa coiffe.
- Quel prix voulez-vous mettre ? demanda-t-elle, en commerçante qui ne perd pas de vue la valeur de son temps ni le but des affaires.

Mon oncle fixa ses intentions.
- Que dirais-tu d'un jeu de construction ? interrogea la bonne femme.
- J'en ai déjà un.
- Et un cheval comme celui-ci ?

J'examinais le cheval, mais je lui trouvais un air bête, et j'aimais trop les chevaux pour m'intéresser à ces caricatures.
- As-tu une locomotive ?

J'avais une locomotive.
- Je ne peux pas te proposer une poupée ! Mais j'ai des polichinelles qui feront peut-être ton affaire.

Voyons les polichinelles ! Déjà mes yeux s'en détournaient pour fixer les boîtes entassées sur les étagères. Mon oncle vint à mon secours.
- Qu'avez-vous dans ces cartons ?

    Jancé sortit des rayons une dizaine de coffrets de tailles différentes et me présenta successivement des jeux de modelage, des séries de perles aux couleurs vives, des magasins en réduction, que je dévorais du regard.


    Finalement, j'optais pour une boîte de peinture magnifiquement présentée et "sans danger" affirma la commerçante.

    Mon acquisition sous le bras, je courais la soumettre à l'appréciation de Colas. Il eut le tact de s'extasier comme il convenait sur l'objet de mon choix, ce qui me fournit une preuve éclatante de la bonté de mon parrain. Je courais chez Grand'mère pour le remercier, mais je tombais sur Marie Cam.
-  Ton parrain est dans la salle, avec Mémée et Monsieur le Curé. N'y vas pas. Ils ont demandé à ce qu'on ne les dérange pas.

J'entrais cependant malgré l'interdiction.
- Mémée ! regarde ce que parrain m'a encore acheté ! et je déballais ma boîte de peinture.
- Corentin ! murmura mon aïeule, vous gâtez trop cet enfant. Qu'avait-il encore besoin d'un jouet nouveau.

    Monsieur le curé, assis dans un fauteuil profond, son chapeau posé à plat sur ses genoux, se frottait les mains comme s'il avait savonné ses gants de peau noirs. Mon oncle dans l'embrasure de la fenêtre soulevait le rideau de tulle pour observer la rue. Grand'mère occupait sa place habituelle et tenait ses mains jointes, les bras allongés sur la table, dans une sorte de supplication.
Les trois visages révélaient éloquemment l'austérité de l'entretien engagé.
- Lorsque Jacques est venu me voir mercredi, reprit mon aïeule après avoir relevé le tapis de la table pour me permettre d'y installer ma boîte de peinture, je lui ai dit nettement qu'il n'était pas dans mes intentions de me rendre au chevet de mon beau-frère. Je l'ai dit. Je m'en tiens là.
- Vous ne pouvez pas faire cela, Madame Trégarec, répliqua l'abbé Guiwarch dont les yeux se faisaient singulièrement durs derrière ses lunettes d'or et il détacha ses syllabes : vous ne le pouvez pas !
- Monsieur le Curé, je le ferai et j'ai de bonnes raisons pour justifier ma conduite devant Dieu et mon prochain. Des raisons vieilles de quarante ans. A tout dire, je me soucie peu de l'opinion d'autrui. Quant à Dieu qui m'a soutenu de ses grâces, qui m'a permis de vivre jusqu'à ce jour pour assister à la plus éclatante manifestation de sa justice, je ne crains pas son jugement. Il sait de quelle nature ont été mes souffrances. Il sait le chagrin et les peines qui m'ont accablé depuis que cet homme qui se meurt a commis un crime digne de celui de Caïn. Et vous voudriez que je courre à son chevet, lui murmurer que je lui pardonne, quand tout mon être se révolte encore contre lui ? Non. Qu'il rende compte à Dieu de sa vie. Dieu en décidera et je me rangerai à son jugement.

    Le Curé, penché en avant, appuyait ses deux mains aux accoudoirs du fauteuil comme s'il avait voulu s'élancer sur Mémée.
- Il m'est douloureux, Madame Trégarec, d'entendre de lèvres de la chrétienne que vous êtes, des paroles aussi peu conformes à la loi de l'Evangile. Le Christ nous a imposé le pardon des péchés et chaque jour vous redites en vous adressant à Lui : "Pardonnez nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés." Comment pourrez-vous un jour vous présenter dignement devant le sauveur si en un moment comme celui-ci vous ne renoncez pas à votre haine dont je n'ai pas à apprécier la légitimité et à cet orgueil trop humain qui dicte votre conduite. Vous avez évoqué Caïn. L'image me paraît excessive. Mais, j'en suis persuadé, Dieu, dans sa magnanimité, a réconcilié Caïn et Abel et accueilli leurs âmes, au même titre, dans son paradis.
- Caïn demeurera Caïn pour les hommes. Que Dieu lui ait pardonné, c'est possible quoique j'en doute. Il n'empêche que l'Eglise continue de stigmatiser son crime et de lui jeter l'anathème. Réfléchissez vous-même, Monsieur le Curé. Vous sentez-vous animé de l'indulgence suffisante pour oublier que Caïn tua un jour son frère ? Oseriez-vous affronter l'esprit de vos paroissiens en les convoquant par exemple, à une messe célébrée pour le repos de l'âme du fils d'Adam et d'Eve ? Demain, quand Paul Trégarec aura quitté ce monde, je me mettrai à genoux et je supplierai le Bon Dieu de l'accueillir en son ciel. Mais aujourd'hui, malgré toutes les supplications, je n'irai pas dire à cet homme que je lui pardonne. Jamais, jamais !
- Votre beau-frère, depuis 4 heures, vous appelle de ses cris.
- Il s'y prend trop tard.
- C'est qu'il vient seulement d'entendre la voix de Dieu ...
- Dieu lui a-t-il dit de réparer ses torts ? Vous le lui avez-vous dit lui-même ?
- Je le lui ai dit.
- Et qu'a-t-il répondu ?
- Il réclame votre présence.
- Point n'est besoin de ma présence pour qu'il se mette en règle.
- Je pense qu'elle peut être utile.
- Non, Monsieur le Curé. Je connais mon beau-frère. Sa vie n'a été que marchandages et roueries. Je ne l'ai connu heureux que lorsqu'il avait dépouillé de ses biens quelque trop crédule individu, ou qu'il écrasait du talon celui qui lui barrait la route. Il espère de réussir à l'article de la mort l'ultime manoeuvre de sa vie en obtenant de moi son pardon comme vous lui avez accordé la rémission de ses péchés. Que ne lui expliquez-vous, Monsieur le Curé, que vous avez tout pouvoir pour le blanchir de ses fautes et que ma haine, ainsi que vous le disiez, est nulle et non avenue ?
- Vous blasphémez ! Madame.
 - Je ne blasphème pas. Je me livre à Dieu sans recourir à l'intermédiaire des hommes et j'attends de Dieu seul qu'il juge ma conduite.

Grand'mère se levait :
- Inutile de prolonger cette conversation, Monsieur le Curé. Ma décision est prise, je ne verrai plus jamais Paul Trégarec.
- Alors Madame, craignez Dieu, car il est écrit que "l'âme qui péchera mourra" et que "notre perte vient de nous".

    Mon parrain, qui s'était tu pendant ce poignant dialogue prenait à cet instant la parole :
- Monsieur le Curé, l'entretien auquel vous m'avez prié d'assister me paraît terminé. Maman a ses raisons qui ne sont pas les vôtres. Je n'ai pas à prendre parti dans cette controverse. Vous avez cité l'Ecriture. Je ne puis m'empêcher de vous rappeler qu'il est dit "O profondeur des richesses, de la sagesse et science de Dieu ! Que ses jugements sont incompréhensibles et ses voies imperceptibles ! Qui connaît les pensées du Seigneur ou qui n'a été son conseiller ?" (Note 8). Il y est dit aussi dans l'Ecclésiaste, me semble-t-il "Ne t'enquiers pas des choses qui sont au dessus de toi et ne recherche pas ce qui est au delà de tes forces." (Note 9)

    Après avoir reconduit l'abbé Guiwarch et mon oncle Corentin jusqu'au seuil de la maison, Grand'mère revint s'asseoir près de moi à la table de la salle à manger. Elle avait toujours les mains jointes, et ses traits portaient les marques d'une grande lassitude. Elle demeura longtemps immobile. Son regard ne quittait pas le crucifix accroché au dessus de la porte. Je vis ses lèvres remuer et ses yeux briller intensément de l'éclat des gouttes d'eau sur les pétales des pervenches.

    Je dessinais, penchant la tête sur mon épaule et tirant la langue. Le drame qui venait de se dérouler autour de moi m'avait laissé insensible, mais j'en définissais mal les origines et l'aboutissement. Et puis, cette boîte de peinture était si judicieusement composée que je demeurais dans le ravissement et louais dans mon coeur la générosité de l'oncle Corentin.
Je crus devoir exprimer mes sentiments à voix haute :
- Il est gentil, parrain, n'est-ce pas Mémée ?
- Oui ! il est gentil et tu as raison de beaucoup l'aimer. Je l'aime aussi, car il le mérite.


D10  L'audience du tribunal divin

                                                J'entends gémir les morts sur les herbes froissées.
                                                Ô pâles habitants de la nuit sans réveil,
                                                Quel amer souvenir, troublant votre sommeil
                                                S'échappe en lourds sanglots de vos lèvres glacées ?

                                                Leconte de Lisle

    Je passais la soirée chez les Rolland, disputant une partie de rondellick. Ce devait être là une invention de Colas car je n'ai vu pratiquer ce jeu qu'à leur table. Sur un très grand carton, il avait dessiné une dizaine de cercles concentriques, qui constituaient autant d'étapes vers le but. Chacun des joueurs opérait sa mise : un sou de bronze qu'il versait dans une tasse et dont Joséphine, en personne intègre, se déclarait comptable.

    Cet amusement n'exigeait ni effort cérébral, ni calcul, ni connaissance ou stratégie. Le mécanisme du jeu en réglait la pratique. Colas battait les cartes. Je les coupais - de la main gauche, obligatoirement - et la distribution s'opérait. Le joueur auquel échouait le sept de trèfle gagnait la manche et posait un haricot sur le premier cercle. La partie devenait palpitante quand plusieurs haricots s'alignaient "au bord du trou", c'est à dire juste avant le dernier cercle. Mes joues s'empourpraient et je trépignais à genoux sur le banc pour me hausser à la taille des grandes personnes. Je n'ai pas ressenti de plus forte émotion quand j'ai commencé à m'intéresser aux courses de chevaux.

    Le sept de trèfle désignait une dernière fois le gagnant. Celui-ci recevait de Joséphine un sou retiré à regret de la tasse. La mise était récupérée. C'était déjà une première victoire. Le jeu se poursuivait jusqu'à épuisement des mises. Jamais, de mémoire de Colas, on n'avait recommencé le rondellick au cours d'une même soirée, car c'eut été témoigner pour le jeu d'une passion que les saintes femmes n'eussent pas manqué de qualifier de péché mortel.

    Grand'mère vint me chercher.
- C'est l'heure ! dit-elle. Je compris ce qu'elle entendait par ces mots répétés chaque soir et après avoir embrassé mes bons voisins, je pris sa main pour affronter la nuit et regagner le logis. La brume emplissait la rue dont les pavés humides scintillaient de la réverbération des lumières. Les cloches commençaient d'égrener un glas, lentement, lugubrement. Nous allions ouvrir la porte de notre demeure quand la silhouette de tante Louise apparut au coin des Halles. Je sentis la main de ma Mémée serrer plus fortement la mienne et je devinais que tout son être se raidissait.
- Il est mort ! murmura ma tante.
- Je l'avais deviné. Paix à son âme !
Et nous entrâmes tous trois dans la maison.

    La nouvelle du décès de Paul Trégarec ne modifia pas ce soir là nos habitudes, quoique nous nous étreignimes tous en silence. Grand'mère alluma sa lampe, Marie Cam sa bougie et nous gagnâmes nos chambres. A cet instant de la journée, ma turbulence et mon courage fléchirent et je n'affrontais qu'avec effroi la solitude du premier étage.

    Je couchais dans la même chambre que ma grand'mère, dans cette vaste pièce située au-dessus du magasin, et dont deux fenêtres s'ouvraient sur la rue de Kervanos et deux autres sur la rue des Halles. Ces deux dernières demeuraient closes pendant la belle saison car les hirondelles y faisaient leur nid. Aucune considération de commodité ou d'hygiène n'eut décidé grand'mère à sacrifier les nids, qu'elle tenait pour une grâce du Créateur. De mon lit, dès le réveil, je suivais le rapide manège des oiseaux qui paraissaient se pourchasser et se stimuler en poussant des cris. J'apercevais, à l'entrée du nid en forme d'essaim, la tête des petites hirondelles et je me désolais de ne pas comprendre leur langage car une tendre amitié me portait vers elles.

    Lorsque nous pénétrions dans la chambre, les rideaux étaient tirés et l'ombre l'emplissait plus que le mobilier. Le lit de Grand'mère occupait l'un des angles ; le mien se trouvait situé dans le coin opposé ; une table ovale les séparait, sur laquelle prenait place la lampe qui dessinait au plafond des cercles lumineux et mouvants.

    La disposition de cette chambre demeure précise en ma mémoire. J'y ai connu des heures si douces et reçu de tels témoignages de tendresse qu'il n'est pas possible que je l'oublie jamais. Je revois mon lit, dans l'alcôve de ses rideaux blancs et je ressens encore la tiédeur du gros édredon de plumes qui me recouvrait jusqu'aux épaules. Je revois, suspendu dans la blanche chapelle le bénitier où chaque soir, en me couchant, ma Mémée m'invitait à plonger le doigt. Je revois le prie-Dieu, appuyé contre le lit de mon aïeule, la statuette de plâtre représentant la Sainte-Famille. Je revois surtout les cercles lumineux d'un enchevêtrement compliqué qui transformaient le plafond  en une mystérieuse mare frémissant au souffle de la brise. Je contemplais tout cela de longs moments, jusqu'à ce que mes yeux me fissent mal et que le sommeil m'emportât vers les rêves :
- Mon chéri, me dit grand'mère, ce soir nous réciterons ensemble une prière pour ton oncle Paul, qui vient de mourir.
- Tu ne l'aimais pas Mémée ?
- Et toi, l'aimais-tu ?
- J'en avais peur.

    Agenouillée devant le crucifix d'ivoire fixé dans un cadre sur de la peluche rouge, mon aïeule invoqua le ciel plus longuement que de coutume. J'écoutais le murmure de sa voix. Il me semblait que les oraisons n'avaient pas leur intonation habituelle. Je devinais la sainte femme conversant avec un monde étrange, un monde connu d'elle seule et peuplé d'ailes bruissantes. Sans doute s'adressait-elle à Dieu, mais aussi les âmes de ses morts dont elle réclamait l'intercession.

    Sa silhouette sombre se dessinait sur la blancheur du lit. Elle tenait son visage dans ses mains et les lueurs tremblotantes éclairaient sa nuque ployée, accusant son humilité et sa ferveur.

    Pelotonné dans mon lit bien chaud, j'avais franchi en rêve les espaces nébuleux et j'assistais à l'audience du tribunal divin qui juge la conscience des hommes. Grand'mère, la tête haute, avançait lentement sur les nuées jusqu'aux premières marches d'un trône éblouissant où le Christ se tenait assis à la droite de son père. Mon catéchisme en images s'animait. Des cohortes d'anges voletaient dans l'azur et des personnages aux barbes patriarcales, vêtus de lin blanc, tenaient concile et échangeaient d'incompréhensibles paroles. Paul Trégarec enchaîné aux mains et aux pieds, implorait le pardon de ses fautes, l'abbé Guiwarch reconnaissable à ses gants de peau noirs et à ses lunettes d'or l'assistait. Une foule d'humaines créatures se pressaient en cercle autour du Trône céleste, peuple innombrable et terrible : Mère supérieure, les mains jointes sur le ventre, plastronnait au premier rang. Prés d'elle se tenait, greluchon douloureux, Petit Pierre Merrer, le fils du boulanger.

    L'angoisse me serrait à la gorge. J'étouffais. J'aurais voulu crier à Dieu que j'aimais ma Mémée et qu'elle m'aimait, qu'elle n'était que bonté et charité et que son coeur palpitait au rythme de la foi, mais mes lèvres n'articulaient aucun son.
- Ezechias ! appela Dieu le Père.
Un vieillard sortit du groupe des patriarches et gravit quelques marches.
- Je crierai comme un poussin d'hirondelle et je méditerai comme une colombe ! déclara-t-il d'une voix forte, puis il redescendit.
Le Christ se dressa, impavide, et parla :
- La voix de la tourterelle a été ouïe en notre terre (Note 10).
Le coeur des anges s'était tu et le visage apaisé du Créateur exprimait sa compassion. Il tendait les mains vers ma grand'mère.
- Ma colombe, montre-moi ta face, que ta voix résonne à mes oreilles, car ta voix est douce et ta face gracieuse (Note 11).
A ces mots le spectre de Paul Trégarec fut secoué de convulsions. Il battait l'air de ses bras enchaînés : sa face grimaçait. Les flammes, rouges comme le sang, l'entourèrent en un instant et le consumèrent. Ma frayeur était à son comble. Je criais et me réveillais.
- Rassure-toi, disait ma Mémée. Dors sans crainte mon petit bonhomme. Je suis près de toi et le Bon Dieu veille sur nous.
Elle appuya ses lèvres chaudes sur mon front glacé. Je lui jetais les bras autour du cou et je l'embrassais à mon tour, éperdument, dans un élan d'amour infini.

    Paul Trégarec eut de solennelles obsèques digne de son rang de bourgeois cossu. On eut pu croire, à en juger par la foule qui l'accompagnait jusqu'à sa dernière demeure que la population unanime pleurait son bienfaiteur et que le clergé célébrait l'envolée vers Dieu d'une âme séraphique. Rien n'est plus décevant que les réactions humaines, quand elles sont provoquées par une mystique, fut-elle celle de la mort dont on peut dire qu'elle est à la fois vérité et mensonge, au même titre que la vie.
Cinquante prêtres en surplis, autant de religieuses de tous ordres, les enfants des écoles, les plus dignes représentants du commerce et de la glèbe, accompagnaient au cimetière la dépouille mortelle de mon grand'oncle. Des couronnes, des gerbes, des bouquets s'amoncelaient autour de sa dépouille comme autant de témoignages de servile obédience, concrétisation grandiose et collective de l'incommensurable veulerie d'un troupeau.

    Ma grand'mère, sa mante noire l'enveloppant de ses plis et lui couvrant la tête se joignit au cortège. Mais j'atteste que ce ne fut pas Paul Trégarec qu'elle honora de son deuil. Elle rendait hommage à la mort et par delà la mort au Dieu qui dirige le cours du temps et juge chacun selon ses mérites.


D11  Embarquement pour la Bretagne céleste

                                                Et s'il m'interroge alors
                                                Sur la dernière heure ?
                                                Dites-lui que j'ai souri
                                                De peur qu'il ne pleure.

                                                Maurice Maeterlink.

    Mes souvenirs s'estompent dans la grisaille des années de jeunesse. Les yeux me brûlent tant je m'acharne à les suivre. Ils disparaissent un peu plus chaque jour dans la brume comme s'en vont les barques de pêche qui s'éloignent de la côte, à la haute mer, pour rejoindre les bases où le poisson abonde. Mon esprit se tend jusqu'à la fatigue, dans la recherche des détails d'une image jadis entrevue. Chemin faisant, des scènes revivent. Des voix s'élèvent. Des pas martèlent la route de ma vie.

    Seul, debout dans la lande qui surplombe la crique où des canots dansent au rythme des vagues, je demeure effroyablement seul. Le vent me gifle de ses bourrasques et les embruns m'imprègnent d'humidité. Mon regard n'en poursuit pas moins les voiles qui s'estompent dans le brouillard. Ah ! les apercevoir encore, les apercevoir toujours.

    Si l'horizon les engloutissait à jamais, que resterait-il qui vaille pour moi ? Un ciel et une mer confondus et brassés par la tempête.

    Je ne veux pas demeurer seul et je ne veux rien d'autre que je ne connaisse déjà. L'avenir n'est plus pour moi. Ma richesse, ma vie appartiennent au passé. Mon esprit erre dans un musée des souvenirs d'une incomparable splendeur qui n'ont de valeur que pour lui.

    J'aimerais, au dernier jour de mon existence, quand viendra l'ultime instant de quitter les vivants pour rejoindre les morts qui m'attendent, j'aimerais à contempler un tableau où des barques, toutes voiles dehors, glissent dans la brume des côtes bretonnes.

    Au delà de ces voiles, je retrouverai le paradis de mon enfance, les rues où l'herbe pousse entre les pavés usés, le clocher et son glas, des silhouettes aimées et le seuil de la vieille maison où j'ai connu des jours heureux.

    L'idée de l'enfer ne m'effleurera pas. Je n'ai jamais cru à cet épouvantail dressé par l'Eglise sur le chemin des consciences. Mais je crois au Ciel. Je crois à un lieu de délices où se retrouveront les âmes chères à mon âme. Ma croyance n'a jamais été orthodoxe. Cependant, je ne me range pas au clan des athées puisque j'ai depuis l'âge de raison admis les enseignements du Christ et que j'ai aimé comme lui : son jugement ne m'effraie point. A mon sens ce serait faire injure à sa justice que de la comparer à celle des hommes.

    Je ne renie pas ma vie. Elle a été ce que fut mon enfance, elle a été ce que Dieu a voulu qu'elle soit. Comment pourrait-il, ce Dieu de clémence, me reprocher mon comportement ?

    En quittant cette terre, je sais où je m'en irai. Je le sais depuis que j'existe. Il est un monde inconnu de l'Eglise où les âmes se reposent. Un monde qui a ses provinces ; des provinces qui ont leurs langues, leurs coutumes et leurs familles.

    Une barque aux voiles blanches m'attend au port. J'irai vers elle d'un pas allègre. Je sauterai à son bord et le pilote lèvera l'ancre. La bise nous poussera au large au travers de la brume. Et lorsque le soleil se lèvera, j'apercevrai - déjà je le vois - un paysage familier.

    Un bon vieillard, qui ressemblera à s'y tromper au mendiant qui, les jeudis, récitait des oraisons à la porte des Rolland, et qui s'appellera peut-être Saint Pierre, me tendra la main.

    J'entends ce qu'il me dira :
- C'est-y que vous seriez breton ?
Je n'aurais pas à lui répondre.

    Il me conduira vers une Bretagne de rêve, une Bretagne morte et ressuscitée, sans bandelettes et sans suaire. Une Bretagne sans scribes et sans princes des Prêtres. Des Bretons viendront à ma rencontre, chantant un hymne que le vent poussera jusqu'aux extrémités du monde inconnu. Tous redresseront la tête avec la fierté des ancêtres.  Cette race veut l'infini !

    De tous les horizons, l'hymne du renouveau retentira.

    Et je verrai s'avancer vers moi ma bonne grand'mère, une coiffe fraîche dans ses bandeaux blancs, son somptueux châle persan sur les épaules. De loin, me tendant les bras dans un geste d'amour et de sainte, elle me criera :
- Mon enfant ! Mon cher enfant !



S1  Les Rolland

                                                Et l'angélus, courbant tous ces fronts noirs de hâle,
                                                Des clochers de Roscoff à ceux de Siribil
                                                S'envole, teinte et meurt dans le ciel rose et pâle.

                                                José Maria de Hérédia

    Maryvonne se répandit en lamentations quand Grand'mère décida de me reprendre et de me ramener à la vieille maison de la rue des halles. Il fallut prodiguer à la nourrice dévouée et des consolations et des promesses.

    Nous ne vous l'enlevons pas complètement; vous viendrez le voir quand il vous plaira et tous les mercredis il vous sera confié pendant le marché.

    Maryvonne m'aimait et versa de grosses larmes.

    Fanch Bodelès ne pleura pas, mais il eut aussi le coeur oppressé en apprenant mon départ et se vengea sur l'enclume de l'ingratitude du destin.

    Quant à moi, l'histoire rapporte que je réclamais ma nourrice à cris déchirants et que je fus désemparé durant plusieurs jours en dépit des cajoleries que l'on me dispensa.

    Mon coeur demeurait dans la maison du forgeron. Il ne l'a jamais tout à fait quitté.

    Mémée avait engagé pour veiller sur son petit fils une jeune bonne de dix-huit ans, venue de la campagne environnante. Elle s'appelait Marie Cam et ne s'exprimait qu'en breton.

    N'est pas psychologue qui veut l'être. Et Marie Cam, pour me consoler, n'avait trouvé moyen plus astucieux que de me demander, aux moments de désespoir, avec les meilleurs sentiments dont elle était capable :
- Pelec'h 'man Mamm-guez ? autrement dit "Où est Maman chérie ?" C'est ainsi que j'appelais Maryvonne.
Je répondais : "Kollet !". "Perdue !" et je hurlais de toutes mes forces.

    Mes parents revenaient périodiquement se retremper dans l'atmosphère de ma demeure maternelle. A chacune de leurs visites ils se désolaient d'avoir donné le jour au petit rustre que j'étais.
- Cet enfant est stupide, affirmait ma mère.

    Mon père répliquait :
- Il est si sottement élevé ! Et il ajoutait : Nous devrions le ramener avec nous.

    La tendre Mémée s'affolait, mettait en avant les arguments les plus subtils pour me garder près d'elle, évoquait les difficultés budgétaires, le surcroît de fatigue et la gène que ne manqueraient pas de provoquer la présence de deux enfants dans un jeune ménage aussi mal logé. Elle gagnait aisément la partie.

    Je vécus choyé, comblé de toutes les attentions qu'imaginaient mon aïeule et Marie Cam. Elles s'ingéniaient l'une et l'autre à satisfaire mes caprices et à me distraire. J'étais leur "poupée jolie", leur "petit jésus", leur "pauvre chou", ce qui me donnait tous les droits, y compris celui de les épuiser par ma turbulence.
Cassais-je une assiette ?
- Il ne l'a pas fait exprès protestait Marie.
Si d'aventure j'arrachais mon tablier à l'angle d'une caisse oubliée dans le couloir, c'était la caisse qui avait tort.

    De toute assurance, j'étais un prodige et les voisins de ma grand'mère confirmaient cette appréciation.

    Les Rolland habitaient rue des halles. leur maison s'appuyait à celle de Madame Trégarec. Je n'ai pas rencontré, au cours de ma vie, de gens plus disposés à l'indulgence, plus naturellement bons que ces quatre célibataires : Joséphine, Marie, Geneviève surnommée Chinove du prénom breton Genovefa et leur frère Colas. Ils rivalisaient de douceur. Une douceur qui présidait à l'harmonie de leur communauté d'existence et dont bénéficiaient tous ceux qui les approchaient.
Les trois femmes frisaient l'état de sainteté et Colas suivaient leurs traces, d'un peu loin peut-être, mais son mérite n'en était pas moins grand car chacun sait qu'il est plus facile aux vieilles filles de s'installer dans la vertu qu'il ne l'est à un vieux garçon.

    Leur maison était curieusement construite. Elle paraissait avoir été serrée dans un étau qui l'aurait étranglée à la base et repoussée en hauteur. Une porte vitrée donnant sur la rue s'ouvrait sur l'unique pièce du rez-de-chaussée. Dès l'abord on était saisi par l'ambiance.


   
    Chinove accaparait le jour filtrant par la fenêtre de gauche. Elle se tenait là, du matin au soir, devant la longue table sur laquelle elle repassait les coiffes d'une bonne moitié de la population féminine de la ville. Deux fers en fonte, avec des cheminées, telles des locomotives, lâchaient dans la pièce une fade odeur de charbon de bois. Du tulle brodé macérait dans des bols pleins d'amidon et sur des ficelles tendues d'un mur à l'autre au dessus de la table, ainsi que des pigeons blancs aux ailes mortes, des coiffes et des coiffes.

    Chinove, Némésis rassérénée, au masque tragique, remplissait le rôle de concierge. Elle accueillait le visiteur en inclinant un peu la tête, non pas dans un geste de courtoise civilité, mais pour mieux le dévisager par dessus les lunettes qu'elle portait au bout du nez. Grande, noiraude, elle ne souriait jamais. On eut dit un juge de l'instruction.
- C'est épouvantable ! disait-elle à tout propos, même pour commenter les situations les plus comiques.

    Chinove ne se mêlait pas des besognes ménagères, sauf les jours de marché, car elle s'estimait seule capable de se mouvoir dans la foule avec l'aisance d'un dragon en tenue de campagne. Le travail était judicieusement réparti entre les trois soeurs. S'agissait-il de cuisine ? La repasseuse appelait Joséphine, dont le domaine consistait en une étroite impasse qu'éclairait la fenêtre de droite et que limitait une cloison faite de planches mal jointes recouvertes d'images pieuses.

    Aussi maigre que Chinove, mais plus petite qu'elle, Joséphine personnifiait la douceur. Elle régnait sans tapage de la table à la vaste cheminée de pierre où la suie scintillait de lueurs éparses. De longs moments de son existence se passaient autour de l'âtre. Le feu lui causait de multiples soucis et, le soufflet en mains, elle se dépensait à le ranimer et à l'activer. Parfois les vents étaient contraires : il fallait fermer la porte pour empêcher la fumée d'emplir la pièce. Certains jours, c'était le soleil qui "donnait" sur la cheminée. Alors Joséphine se lamentait, guettait la tache d'ombre sur la rue et luttait, le soufflet toujours en action, contre les tisons rebelles. Joséphine sortait peu; non qu'elle dédaignait la société, mais elle avait un sens exagéré de ses obligations et s'en rendait l'esclave. Ses seules sorties la menaient aux offices et, deux fois par jour, à la pompe publique qui s'appuyait au mur des halles, du coté de la grand'place. Elle y allait remplir ses cruches de grès. Mais à tout instant de la journée elle trottinait jusqu'au seuil de la porte pour jeter sur le pavé, d'un geste de semeur, l'eau qui avait servi au lavage d'un verre ou d'un bol. Elle avançait la tête et guettait les extrémités de la rue. C'était son péché mignon. Elle se penchait en arrière pour expliquer à Chinove ce qu'elle apercevait.
- Chân-ar-Maout va prendre son lait. Elle a sa pèlerine comme en hiver. Tiens ! Auguste Pindivic et Joseph Guillou qui descendent ensemble. On m'avait dit qu'ils étaient fâchés !.

    Chinove lui donnait la réplique.
- Fâchés ! Fâchés ! On ne peut pas rester fâché quand on habite porte à porte. Que le monde est méchant. C'est épouvantable !.

    Marie, la troisième soeur, se tenait aux étages ; il y en avait deux, mais ne comportaient l'un et l'autre qu'une seule chambre.
- Qu'y faisait-elle ?

    Le ménage, bien sûr, la couture aussi, encore que trois vieilles filles et un vieux garçon ne montrent pas tellement d'exigence pour leur vêture. Ma grand'mère affirmait que Marie priait beaucoup. Je l'ai surprise, bien des fois, agenouillée devant les statuettes de plâtre coloré et les chromos naïfs qui garnissaient la cheminée. Elle différait de ses soeurs par la rondeur de sa personne, son onction d'abbesse, la lenteur saccadée de sa parole. Elle ne comprenait qu'à retardement et semblait toujours sortir d'un rêve quand elle se mêlait à la conversation. Sa vie s'écoulait dans un autre monde que le nôtre, un monde mystique peuplé de saints en images et de saintes en stuc, un monde d'apparitions. Heureux les simples ....

    Avec un réduit vitré où s'entassaient les feuilles de verre et qui occupait le fond de la pièce du rez de chaussée, la cave était le domaine de Colas. Il y brassait les pots de peintures multicolores qui maculaient sa blouse blanche. Je n'ai été autorisé à descendre dans cette cave, qui cependant m'attirait, qu'une ou deux fois, à titre de récompense pour ma sagesse. Une trappe s'ouvrait dans le plancher. Une échelle presque perpendiculaire menait au centre d'un désordre magnifique où s'enchevêtrait les échelles, les chevalets, une ribambelle de vieux pots desquels émergeaient des brosses et des pinceaux que j'aurais maniés avec joie. Sans doute est-ce là qu'à pris naissance mon penchant pour la peinture.

    Il arrivait que Colas me confiât un des pinceaux convoités, un reste de Ripolin et un bout de planche. J'atteignais au sommet du bonheur et je n'en redescendait que les mains ruisselantes de rouge, de bleu ou de vert, le nez maquillé, les vêtement tachés.

    Cela provoquait de la part des vieilles filles une indignation collective et véhémente dont Colas, plus que moi, faisait les frais.
- C'est épouvantable redisait Chinove en me contemplant par dessus ses lunettes sans lâcher son fer à repasser.
- Tu es plus enfant que cet enfant, reprochait Joséphine à Colas. Vois dans quel état il s'est mis. Que va dire Madame Trégarec ?

    Et l'on sortait la bouteille d'essence et l'on me frottait sur toutes les coutures. Colas riait avec malice et disait de sa bonne grosse voix :
- La prochaine fois, je te donnerai de la peinture blanche !
- De la peinture blanche ! clamaient les soeurs, mais tu as perdu la raison.

    Finalement, Joséphine m'entraînait dans son impasse, étalait Le Pèlerin sur la table et m'expliquait les images jusqu'au moment où, lassé de poser des "Pourquoi ?", je courrais vers de nouvelles sottises.

    Oui, les Rolland étaient de braves gens comme il en existe peu. Leur vie était simple. Ils ignoraient l'envie et la malice. Leur complaisance n'avait pas plus de bornes que leur mansuétude. Ils vivaient dans la paix des hommes qui est assurément plus difficile à gagner que celle de Dieu.

    Je m'attendris à l'évocation de leur souvenir. Ils ne sont plus aujourd'hui que des noms sur le granit d'une tombe et sans doute suis-je seul à bénir leur mémoire.

    J'aimerais que ces lignes, qui expriment mal les sentiments dont mon coeur se gonfle à leur égard, leur apportent dans l'au-delà, en un dernier hommage, le tribut de ma reconnaissante affection.


S2  La mère supérieure

                                                Il est de mornes jours, las du poids de connaitre
                                                Et ces jours là je vais courbé comme un ancètre.

                                                Jean Moréas

    Après une jeunesse heureuse, partant sans histoire, les trois fils de Paul Trégarec fondèrent chacun un foyer ainsi que l'avaient fait leurs cousines. Le plus jeune s'installa vivre dans une localité voisine, d'où sa femme était originaire. Il y créa une entreprise, à l'échelle de ses aptitudes, fort restreintes, si j'en juge par le bilan de sa vie.

    L'aîné, Pierre, et le second, Jacques, demeurèrent auprès de leur père, partageant sa fièvre de négoce. Parfois, des différents s'élevaient entre le maître et ses enfants qui n'acceptaient pas toujours de se soumettre à l'exigeante domination de mon grand'oncle. Tante Marguerite avait un moyen infaillible d'amener ses garçons à résipiscence. Elle disait simplement sans élever la voix, mais avec un accent profondément douloureux :
- Si vous ne le faites pas pour votre père, faites-le en grâces pour moi.

    Et ils cédaient, car ils étaient incapables de refuser quoi que ce soit à une mère si prompte à prévenir leurs désirs, et pour tout dire, si bonne.

    Pierre était cependant d'un caractère orgueilleux. Esprit brillant mais instable, il usait de la réplique avec arrogance mais à propos, se plaisait à la fréquentation des parvenus, à moins que son humeur ne le poussât à s'isoler dans son castel, construit selon ses plans, en un lieu de la commune jusqu'alors inhabité. Dans un désert de landes et de marécages il édifia une prétentieuse bâtisse de style bâtard, traça des allées et des pelouses et planta de multiples essences d'arbres qu'il fit venir à grands frais. Devant son domaine, en bordure de la route, il dressa une longue grille en fer forgé, avec porte monumentale, qui marquait à la fois son opulence et sa vanité bourgeoise. Pierre épousa une jeune fille riche, fière et distinguée, dont il n'eut qu'un fils qu'il prénomma Pierre, comme lui, ce qui est encore une manière d'affirmer son contentement de soi.

    Jacques, à l'inverse de son frère, avait des goûts simples et l'esprit de famille. Il rappelait volontiers ses origines modestes, disait : "Mon grand'père, le colporteur, ..." sans affectation, mais aussi sans humilité excessive, car la nature l'avait doté d'un franc bon sens. Sa femme était plus maniérée que lui. Elle rêvait d'un castel où, comme sa belle-soeur, elle aurait régné sur une nombreuse domesticité qui l'aurait célébrée à la troisième personne. Jacques avec bonhomie la ramenait à de plus modestes ambitions. Sa maison de la place au beurre, quatre pièces au rez de chaussée et quatre à l'étage lui plaisait telle qu'elle était et il jugeait que Françoise, l'unique et dévouée servante, suffisait à assumer les divers soins du service.

    Tonton Jacques et Tante Jeanne s'étaient rapprochés de ma grand'mère plus que tous ses autres neveux et nièces. Ils témoignaient à son égard d'une affection que ne ternissait aucun calcul intéressé et qu'ils entretenaient par des attentions délicates et répétées. Il est bon de souligner que mes parents, de même que mes tantes Louise et Marthe, n'avaient cessé d'avoir avec eux des rapports tout fraternels que le ressentiment de l'aïeule n'avait pas refroidis de son ombre.

    Ce lien, qui avait solidement maintenu le parallélisme des deux lignées, nous rapprocha, mes cousins et moi, quand surgit notre génération. La parfaite entente qui régnait entre nos parents ne pouvait que se perpétuer entre nous. Notre jeune troupe était nombreuse et bruyante. Lorsque, à l'occasion d'une fête de famille, nous nous trouvions tous réunis, les grandes personnes n'imposaient pas toujours leur loi. A quoi bon les amener tous aux feux de la rampe ? Bon nombre d'entre eux ne sont plus que des ombres. Nous étions aussi nombreux que les fils de Jacob, mais si aucun d'entre nous ne se nommait Joseph, j'étais par l'âge Benjamin.

    Il n'y avait dans cette bande turbulente qu'une fille, Cécile, plus âgée que moi de trois ans. Chère Cécile ! Ses parents la traitaient souvent de garçon manqué. Eut-il pu en être autrement, alors qu'elle ne connut guère que ses cousins pour compagnons de jeu ? Nous nous entendions comme des larrons en foire et si, parfois, nous nous arrachions les cheveux et nous nous bourrions les côtes, nous nous retrouvions tous unis pour faire face au danger lorsqu'il se présentait sous la menace d'une fessée trop méritée.

    J'aimais Cécile comme j'aimais tous mes cousins, mais mon affection se portait plus particulièrement sur Maurice, le plus jeune fils de l'oncle Jacques, et sur Charles, unique enfant de ma tante Marthe. Maurice et Charles étaient à peine plus âgés que moi, et nos goûts s'apparentaient. Les autres cousins visaient déjà à devenir des hommes et nous estimaient encombrants pour certaines expéditions qu'ils préparaient au cours de mystérieux conciliabules et qui requéraient autant de discussion que de ruse et d'adresse. Cécile tenait lieu de trait d'union entre les grands et les petits. Elle suivait de préférence les aînés et avait un penchant intrépide pour l'aventure, mais elle ne nous abandonnait jamais complètement, car son esprit de domination, si développé, ne pouvait s'exercer que sur nous.

    Ma grand'mère, toujours inquiète de mon éducation et de mon avenir, estima qu'il fallait m'accoutumer jeune à la fréquentation des enfants de mon âge et de ma condition.
- Il n'est pas bon, disait-elle, qu'un garçon ne vive qu'entouré de gens âgés. Il se vieillit à leur contact sans s'épanouir à la jeunesse. Il ne faut pas davantage qu'il se méprenne sur le sens de la vie. Ce n'est qu'au milieu d'autres garçons qu'il se fera le caractère et se durcira.

    La bonne grand'mère ne voyait jamais d'un oeil rassuré mes randonnées chez les cousins dont elle n'approuvait pas la trop libre éducation. Elle craignait pour moi l'influence du grand-oncle, à tort d'ailleurs, car j'évitais par dessus tout de me trouver en sa présence. De plus, mon aïeule ne voulait point que la famille pût croire à quelque réticent jugement de sa part. Quoique chacun fit pour l'atténuer, la disproportion des situations de fortune constituait surtout le principal obstacle à la parfaite harmonie des deux lignées de Trégarec. Je ne comprenais pas les raisons de cette disproportion, mais j'en percevais sensiblement les effets.

    C'est ainsi qu'un jour grand'mère m'annonça que les temps étaient révolus et qu'elle allait me présenter à Mère supérieure. Cette appellation familière et respectueuse, dont toute la ville usait, désignait la sainte femme qui présidait avec une mystérieuse componction la communauté locale des religieuses du Saint-Esprit. Ces dernières habitaient la "maison des soeurs", vieille bâtisse bancale blanchie et reblanchie à la chaux, qui dominait, tel un clocher, le bâtiment tout en longueur de l'école des Filles, où les classes étaient accolées comme les wagons d'un train.

    J'étais préparé minutieusement à cette visite. Ma grand'mère aimait à présenter son petit fils sous un angle séduisant qui n'était pas toujours celui de l'exacte perspective.
- Ecoute, Jean !

    Le préambule, toujours le même, était nécessaire pour retenir mon attention, encore qu'il fallut le répéter plusieurs fois pour fixer mon esprit vagabond.
- Ecoute, Jean ! Nous allons rendre visite à la Mère supérieure. Tu es assez grand garçon désormais pour fréquenter l'école. Tu y trouveras des camarades, beaucoup de camarades, et tu t'amuseras. Tu apprendras à lire. Il faut savoir lire pour devenir un homme. Sois gentil, pendant que nous serons chez la Mère supérieure. Sois surtout poli. N'oublie pas de répondre : " Oui, ma mère, non ma mère!" Tâche de faire honneur à ta Mémée.

    Les engagements ne me coûtaient guère. Je promettais tout ce que voulait ma bonne grand'mère, quoique fort peu rassuré. Je devais pourtant marcher crânement jusqu'à la porte de la maison des soeurs. Mon aïeule tira la chaîne rouillée qui mettait en branle une sonnette fêlée. Le coeur me battait comme si je m'étais trouvé à l'entrée du ciel, prêt à rendre des comptes à Dieu quant à la blancheur de mon âme. Un bruit de clés dans une ou deux serrures et le volet du judas grinça.

     La porte s'ouvrit sans autre formalité et Soeur Philomène apparut, obséquieuse et souriante, un tablier de coton bleu sur ses vêtements blancs, le visage dans l'ombre de sa coiffe rigide, comme celui d'une vierge sous le porche d'une chapelle.

    Je la connaissais bien, Soeur Philomène. C'était elle qui quêtait à domicile pour une oeuvre ou une autre, et je l'avais vue plusieurs fois rue des halles, accompagnée de Soeur Marthe ou de Soeur Saint Jean, puisque, comme les gendarmes et sans doute pour les mêmes et obscures raisons, les bonnes soeurs vont toujours à deux.

    Avec des "Madame Trégarec" par ci et des "Madame Trégarec" par là, Soeur Philomène nous introduisit dans une petite salle sentant l'encaustique et l'humidité. Aux murs étaient accrochés des portraits des papes vénérables et de dignes religieuses, photographiées assises, les mains jointes sur le ventre, toutes dans la même attitude, ce qui laissait à penser que c'était là le "garde-à-vous" des bonnes mères. Sur le parquet, brillant comme une glace et crissant comme des chaussures neuves, des ronds de jonc tressé attendaient nos pieds.
- Je vais prévenir Mère supérieure, nous dit Soeur Philomène en se retirant à pas feutrés et sans omettre de donner un tour de clé à la serrure. Si ma grand'mère n'avait pas été près de moi, j'aurais appelé "au secours". Mais sa présence me rassurait et je savais bien qu'il ne pouvait m'arriver rien de fâcheux tant qu'elle serait là.

    L'attente fut longue. J'eus le temps de m'extasier sur les roses en papier, la "monnaie du pape" et les épis d'avoine aux grains recouverts de papier argenté qui garnissaient des vases d'églises. Cela constituait un ensemble séduisant qui me parut du meilleur goût.

    Un bruit de clés, encore, et Mère supérieure fit une entrée solennelle. Elle tendit à ma grand'mère une main molle et me toucha le front de son menton. Ce ne devait pas être par hygiène, mais sa coiffe proéminente ne lui permettait pas de plus chaude démonstration d'amitié.

    Elle s'assit en face de mon aïeule, joignit les mains sur le ventre, comme les religieuses des portraits et dévida quelques compliments. Je la dévisageais sans aménité. Jamais, je ne l'avais vue d'aussi près. Je la croyais plus grande et moins grosse. Son visage jaune, sillonné de rides profondes comme une pomme retrouvée derrière un meuble, me frappait par dessus tout. Je ne la croyais pas si vieille. Mais allez donc donner un âge à une bonne soeur qui vous cache ses cheveux et qui est vêtue de blanc comme une jeune épousée !

    Mère supérieure portait des lunettes, non des lunettes à monture d'écaille comme le veut la mode aujourd'hui, mais des lunettes montées sur un fil d'acier, qui rouillaient par endroits et entamaient la peau du nez sur la ligne des yeux. Pour obvier à ce léger inconvénient, la religieuse avait fait à la monture d'acier un pansement de laine (blanche évidemment) du plus comique effet.

    Un trousseau de clés, suspendu à sa ceinture, tintait quand elle marchait, annonçant son passage, comme grelotte la clochette qui précède dans les rues de ma ville le prêtre porteur de l'hostie sainte. Mère supérieure ne portait que la tête en arrière et le ventre en avant. Mais avec quelle majesté!

    A son côté pendait encore un chapelet aussi long que sa robe, avec des grain de la grosseur d'une bille et des médailles, larges comme des écus, qui eussent fait le bonheur de Louis XI. Le chapelet essayait, sans y parvenir, de se dissimuler dans les plis de la robe de la révérende mère. Cette robe, ("notre" robe disent les religieuses) eut été pour les familles nombreuses un don du ciel. Avec un peu de savoir-faire, une couturière aurait pu y tailler des mouchoirs pour tout le grand séminaire. Faut-il que les bonnes soeurs craignent le regard des hommes pour s'engager dans de si grands frais de dissimulation ! Cette remarque ne m'est venue à l'esprit qu'aujourd'hui. Au jour de la visite que je relate, j'avais une mauvaise notion des intentions du Malin. Puis, j'étais trop préoccupé de ce qui allait advenir de moi pour penser à autre chose.

    Mon aïeule exposait longuement ses vues sur mon éducation. Le visage ridé de Mère supérieure s'épanouissait. Elle redressa ses lunettes pour mieux m'observer.
- Comment vous appelez-vous ?

    J'oubliais les recommandations et je répondais laconiquement :
- Jean
- Il est un peu timide s'excusa ma grand'mère.

La religieuse était tout sucre. Elle hochait la tête, sussurrait des "oui bien sûr !" qui sifflaient entre ses lèvres minces et elle s'efforçait de trouver des compliments dignes d'elle et de nous.
Elle passa sur ma tête une main rêche et s'exclama :
- Comme il a les cheveux souples !

    Or, jamais enfant n'eut cheveux plus rebelles que les miens. J'en avais conscience pour me l'être souvent entendu reprocher, à telles enseignes que je m'en croyais un peu responsable. Je crus bon de mettre les choses au point en déclarant :
- Colas dit que j'ai les cheveux en poils de pinceaux, n'est-ce pas Mémée ?

    Ma réplique était pertinente et je le compris vite.
- Il a déjà sa petite personnalité ! lança Mère supérieure en corrigeant son sourire; vous nous le laissez dès aujourd'hui, Madame Trégarec ? Il fera la connaissance de ses camarades.

    Sur quoi elle agita son trousseau de clés et m'emmena par des couloirs nus et blancs jusqu'à la cour de récréation où se démenaient et criaient des marmots que surveillaient deux silhouettes blanches. Il y avait là des garçons et des filles, mais en deux lots distincts, tenus à bonne distance l'un de l'autre.

    Je retrouvais mes cousins et d'autres enfants. J'allais me mêler à eux quand je vis accourir une petite bonne femme de mon âge, frisée comme un agneau pascal. C'était Louise Bodèles, ma soeur de lait. Elle me passa les bras autour du cou et m'embrassa de tout son coeur en disant très fort :
- Bonjour, petit mignon !

    Mère supérieure intervint vivement en fronçant les sourcils et en durcissant la voix.
- Quoi ? Qu'est-ce que c'est que ces manières ? Voulez-vous retourner chez les filles ! Soeur Saint Jean ! vous mettrez Louise Bodèles au piquet pour avoir désobéi au bon Dieu !

    J'étais abasourdi et ne pouvais retenir mes larmes.
- Désobéi au bon Dieu ?

    Je tremblais de tous mes os et mon coeur se gonflait de crainte. Mon ignorance m'emplissait la tête de vertige. Donc, il me fallait, en tout premier lieu, apprendre l'obéissance au bon Dieu. Je ne me doutais pas jusqu'alors que ce fût si difficile.
Fort heureusement, en créant les étoiles, la lumière et les ténèbres, la joie et la peine, le bon Dieu n'a pas oublié les Mères supérieures qui enseignent sa loi.


S3  La boulangerie de la rue neuve

                                                Mon unique culotte avait un large trou.
                                                Petit Poucet rèveur, j'égrenais dans ma course
                                                Des rimes. Mon auberge était à la Grande Ourse,
                                                Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou.

                                                Arthur Rimbaud

    Le premier magasin de la rue Neuve, la voie triomphale de la ville, était une boulangerie, comme pour célébrer la primauté du matérialisme.

CL-DOC09

    Ma grand'mère n'y achetait pas son pain. Elle assurait que celui qu'on y vendait contenait une levure de basse qualité, ce qui le rendait compacte et indigeste. Je crois plutôt que ma grand'mère nourrissait de l'antipathie pour la boulangère qui avait assurément des écus mais fort peu de jugement. On pouvait juger de sa richesse aux fourrures de race qu'elle arborait le dimanche pour traverser la place et se rendre à la grand'messe, ainsi qu'à ses largesses pour les bonnes oeuvres qui savaient orchestrer leur publicité en criant bien haut les noms des donateurs.

    Sa pauvreté d'esprit éclatait dès qu'elle ouvrait la bouche pour parler d'elle-même ou de son boulanger d'homme ou de son bonhomme de fils. "Mon mari, mon fils, mon fils, mon mari" faisaient le thème de ses conversations. C'était toute sa fortune spirituelle, son placement à long terme et à revenu invariable.

    Curieuse trinité que cette famille Merrer !

    La mère présentait une opulence carnée qui eut ravi Rubens si, à Dieu ne plût, elle s'était dépouillée des multiples cotillons froncés qui lui faisaient un bourrelet aux hanches, des lainages étagés et farineux, de sa coiffe qui couronnait une chevelure en permanent état de rébellion. Malgré ses imposants débordements, retenus, amarrés, sanglés, elle avait une figure poupine de première communiante, des yeux au beau fixe et une bouche en pétale d'églantine d'où sortait une voix d'angelot qui se serait cassé les cordes vocales en chantant des hosannas. La ville la rangeait, au demeurant, dans l'espèce dont on dit "Elle est plus bête que méchante".

    Malgré ses fourrures, malgré ses bagues qui lui tenaient lieu sur les doigts de ficelle à andouillette, malgré les chaînes d'or qui lui descendaient du cou sur le ventre, malgré ses manières précieuses et ses airs de duchesse en sabot, Jeanne-Marie était une authentique paysanne, fille de riches fermiers à la vie austère et à la bourse solidement arrimée en bouclier devant le coeur. Elle affectait d'ignorer les choses de la campagne et pour un peu se serait publiquement étonnée qu'une vache n'ait que quatre pis.

    Il suffisait, pour la flatter, de l'appeler d'une certaine façon, "Madame Merrer", en y mettant l'accent convenable. Quand une ménagère en quête de crédit s'autorisait à lui dire : Je ne comprends pas, Madame Merrer, que vous ne vous "mettiez" pas en chapeau, elle avait gagné la partie et repartait sans payer argent comptant son pain de dix livres.

    Ses noces célébrées, la boulangère avait abandonné le châle brodé à longues franges de soie et le tablier scintillant de paillettes multicolores. Mais troquer la coiffe était un cap plus difficile à franchir. Cette coiffe, "le huit" est sans doute l'une des moins seyantes de Bretagne. Elle n'affine pas les traits, comme celle de Pont-Aven qui donne aux femmes des allures de princesses de légende. Toutefois, elle était la coiffe du pays, celle qui échut à Jeanne-Marie, celle que sa mère portait. En ce temps, les renégates étaient une minorité. On les énumérait sur les doigts de la main. Elles cessaient, du soir au matin de s'appeler Marie-Louise ou Maryvonne pour être Madame Coroller, la femme du notaire ou Madame Le Bihan, propriétaire de l'Hôtel du cheval blanc, par le seul miracle d'un chapeau de la Samaritaine, choisi sur catalogue. Jeanne-Marie eut volontiers jeté sa coiffe par dessus le clocher, mais elle n'était qu'une boulangère craignant le "Qu'en dira-t-on ?", l'opinion de Monsieur le Curé et les critiques de la riche clientèle, du pharmacien, en particulier, qui composait des chansons bretonnes et n'eut pas manqué de se moquer d'elle en musique, et peut-être, qui sait ? d'aller acheter son pain à la boulangerie de la rue du Mur.

    Madame Merrer gardait donc sa coiffe, mais c'était pour elle un perpétuel objet d'humiliation, comme s'il s'était agi d'une infirmité.

    La langue bretonne lui avait donné moins de scrupules. Dés qu'elle se vit installée dans la boulangerie, elle usa d'un français approximatif, preuve évidente de son intelligent savoir-vivre. "Un pain de combien vous prendrez ?" disait-elle à ses clientes avant d'entamer le chapitre quotidien de la pluie et du beau temps, jugé par elle comme la vivante démonstration de sa civilité : "Beau temps qui fait, s'pas ?" ou "C'est épouvantable, s'pas, la pluie toujours !". Mais lorsqu'il s'agissait de rendre la monnaie ou de calculer, il lui fallait bon gré, mal gré, revenir à la langue bretonne, car sa pensée n'avait d'agilité et de sûreté que dans ce langage là. Elle aurait bien voulu couper le dernier lien qui l'enchaînait à ses origines, mais c'était courir le risque d'une erreur, compromettre ses intérêts, s'engager sur le chemin de la faillite, cauchemar de ses cogitations nocturnes.

    Le boulanger, moins gonflé d'orgueil, insensible aux subtiles arguties d'amour-propre, continuait de s'exprimer dans sa langue maternelle avec naturel et bon sens, ce qui lui donnait sur son épouse l'avantage de la spontanéité et de la bonne humeur. Les clients lui marquaient une préférence, Jeanne-Marie en prenait ombrage et s'engageait alors un peu plus sur la pente du ridicule.

    Jean-Louis régnait dans le sous-sol, parmi les sacs de farine, les pannetons d'osier, sous les longues palettes de bois à enfourner, rangées sur une équerre, au plafond, dans les toiles d'araignées saupoudrées de fine fleur de froment. L'homme était une sorte de momie géante, guère plus large du haut que du bas, avec à peine un renflement à la hauteur du ventre. Il parlait avec les bras, des bras exagérément longs, qui semblaient toujours brasser la pâte. Il ne reniait, ni par son allure, ni par ses propos, son origine campagnarde. C'était sa noblesse, et si vous réussissiez, malgré sa méfiance native, à gagner ses bonnes grâces, il vous conviait à descendre au fournil où il conservait en permanence une bouteille de cidre. C'est là qu'il traitait ses amis, les cultivateurs qui lui apportaient des fagots d'ajonc sec sectionné en sifflet d'un vigoureux coup de serpe. Ensuite, en grand mystère, il les emmenait admirer ses deux porcs épais et luisants, qu'il élevait en cachette, au fond de la cour, avec les déchets du pétrin. Le mystère était de rigueur car il ne fallait pas que son opulente épouse apprit qu'il se livrât à des indiscrétions. Elle s'imaginait que la clientèle s'en serait offusquée. Elever des porcs quand on a pignon sur la rue Neuve lui apparaissait comme un vice, et elle se croyait obligée, lorsqu'un voisin faisait allusion à l'élevage clandestin, de bredouiller des excuses où "les cochons de mon mari" prenaient une force de désespoir.

    Le règlement du service intérieur de la boulangerie, mis au point et strictement appliqué par Jeanne-Marie établissait l'ordre des préséances : elle d'abord, puis le rejeton, objet d'art du ménage, enfin Jean-Louis. La façade, la boutique, c'était elle ; elle seulement. Au travers d'un étalage de pains, dorés d'un côté, charbonneux de l'autre, on l'apercevait derrière ses balances à plateaux de cuivre, sa figure de séraphin fortement penchée en avant pour suivre au delà de sa poitrine étouffée dans un corset à baleines, le crochet qui, du premier janvier à la Saint Sylvestre, tortillait du coton mercerisé. Des gens qui avaient de la mémoire disaient l'avoir toujours vue attentive à ce travail, et se demandaient, avec une légitime curiosité, si elle défaisait chaque jour ce qu'elle avait fait la veille ou si, après avoir recouvert de dentelles ses lits, elle en tapissait les murs de son appartement.

    Le fournil était un monde étrange à nos yeux, quoique nous nous intéressions davantage au cricri des grillons qu'au mystère du four rougeoyant et à la lente fermentation de la pâte sous des draps en grosse toile rêche. Si nous étions autorisé à y pénétrer, c'est que nous accompagnions Petit Pierre, l'unique héritier des Merrer, enfant bonasse repus de tartes aux pommes. Il avait des fabrications paternelles un dégoût qui nous remplissait d'admiration et que nous bénissions comme un don du ciel, car nous arrivions toujours au moment opportun de son goûter pour lui épargner un travail de mastication qui lui répugnait.

    Lorsqu'il nous voyait apparaître en bande à l'instant précis où il avait besoin de tout son espace de boulanger, Jean-Louis nous invitait sans ménagement à déguerpir : "Allez jouer dans la cour, nous criait-il de loin, et n'ouvrez pas la porte des cochons." S'il était d'humeur conciliante, il ajoutait en guise de dédommagement :
- Si vous êtes sages je vous ferai une gachenn.

    Nous aurions, pour une gachenn, gardé durant des heures la pose du Saint Curé d'Ars, qui n'était alors que bienheureux, et qui avait sa statue en plâtre et en couleurs, dans une attitude irréelle, contre l'un des piliers de l'église.

    La gachenn était pour nous le plat de lentille de la Bible, la baguette magique des contes de fées. Pour elle nous aurions donné dix droits d'aînesse, mille escarboucles de diamant, des siècles de béatitude.

    Qu'était la gachenn ? Un morceau de pâte à pain que Jean-Louis arrachait au pétrin, qu'il malaxait de ses gros doigts et dans lequel il enfouissait avant de le mettre au four, une pomme si c'en était la saison, ou une barre de chocolat, ou tout bêtement un morceau de sucre. Pour tout dire, c'était en plus grossier ce que les pâtissiers appellent un chausson ; mais du chausson à la gachenn il y avait, selon nous, la différence qui distingue l'or du cuivre, un marbre d'un plâtre, le chef d'oeuvre d'un navet, et le chef d'oeuvre, bien sûr, c'était la gachenn.

    Pendant que la pâte cuisait, c'était nous qui étions sur la braise ardente. Toutes les sottises, tous les tours de chien savant, le boulanger les eut obtenu de nous. Dans ce moment, il nous tenait à sa merci et en profitait pour nous confesser, ce qui prouve bien que l'amour des porcs ne nuit pas à la psychologie. "Jean, qu'est-ce que ta grand'mère est allée faire hier chez le notaire ?" Eut-elle été prier Monsieur Coroller de rédiger sur papier timbré l'acte consacrant la sottise de Madame Merrer que je l'eus, pour ma part sans réfléchir davantage, avoué à Jean-Louis.

    Dix fois nous venions l'interroger, les uns après les autres, à la porte de son fournil : "C'est prêt, Monsieur Merrer ?" et nous poussions Petit Pierre - "Va demander à ton tour". Il y allait, lui qui avait horreur de la gachenn comme nous de l'huile de foie de morue. Enfin, la gueule du four s'ouvrait, laissant échapper sa lourde odeur de pain chaud. Nous nous pressions autour de Jean-Louis et nous nous haussions sur la pointe des pieds pour apercevoir, devant les pains dorés, rangés comme des cercueils dans un enfer en réduction, les friandises tant attendues.

    Le boulanger faisait la distribution. Sachant cependant que nous allions nous brûler les mains, nous nous jetions sur la gachenn, avec des frissons au ventre, comme la truite sur le grillon.

    Petit Pierre nous regardait manger d'un air dégoûtté. Il ne comprenait pas que l'on pût trouver du plaisir à mordre dans la pâte, fut-elle à demi-cuite. Il était sans appétit et de santé délicate., avait la couleur des endives, et cela n'était pas l'une des moindres humiliations que la vie avait réservées à Madame Merrer, au sang si riche et à la graisse si généreuse.
- Celui-ci, disait-elle de sa voix de fausset, en parlant de son fils et comme pour s'en excuser, est de la race des Merrer : il pousse en hauteur comme les choux à vache.

    Un jour, devant la pâleur de l'enfant et la maigreur de ses cuisses, la boulangère nous informa d'une énergique résolution : "Petit Pierre va partir à la campagne ! " Je me demande aujourd'hui ce que pouvait signifier cette déclaration. N'étions nous pas à la campagne, dans cette petite ville où les champs s'aventuraient jusqu'au coin des rues, où les toits des maisons entamaient à peine le ciel, où le lait, le beurre, les oeufs, tout ce qui fait la campagne, se trouvaient à profusion ? Sans doute la boulangère songeait-elle à sa ferme natale, au tas de fumier entre la ferme et le puits, à la rigole de purin qui sortait de l'étable, aux chaudrons de soupe au lard. Sans doute pensait-elle, dans sa jugeote d'angelot déchu, qu'un peu de crasse aux jambes et de croûte teigneuse dans les cheveux seraient pour Petit Pierre les remèdes à sa maigreur.

    Petit Pierre a disparu un matin de notre horizon. Nous ne sommes plus revenus jouer à la porte du fournil et, si nous avons mangé de la gachenn, c'est qu'elle venait d'une autre boulangerie. Madame Merrer a continué derrière son comptoir sa dentelle au crochet. Le dimanche, sur la route du cimetière, je la rencontrais, flanquée de son époux, de moins en moins large du haut que du bas. Ses yeux rougis ne semblaient plus me reconnaître.



S4  Le jour des crèpes

                                                Et pendant bien longtemps, nous restions là blottis,
                                                Heureux, et tu disais parfois : "O chers petits !
                                                Un jour vous serez grand et moi je serai vieille ".

                                                Théodore de Banville

    Le vendredi était le jour faste de ma semaine. Avec lui revenait les crêpes qui, durant ma vie, firent mes délices. Mon penchant pour la gastronomie est trop avéré pour tenter de le nier. D'ailleurs, mes évocations des joies de la table trahiraient mon péché de gourmandise si je ne m'engageais pas spontanément dans la voie des aveux.

    De tous les mets délectables auxquels je décerne une mention reconnaissante, la crêpe est celui qui me tient le plus au coeur, si j'ose ainsi m'exprimer.

    Mais j'entends m'expliquer sur ce qu'il convient d'appeler des crêpes. Il y a crêpe et crêpe, comme il y a vin et vin. Cela tient à des raffinements bien connus des bretons.

    Ces disques de pâte que l'on achète à la douzaine dans les crêperies de Quimper, ou d'ailleurs, ne sont pas ce que je veux dire. Pas davantage ce caoutchouc comestible, à base de farine de blé noir, que les Haut-Bretons appellent des galettes.

    Les crêpes dont j'écris sont ces merveilleuses friandises préparées selon la tradition perpétuée de mère en fille dans quelques vieilles familles et que l'on sert à l'occasion des fêtes carillonnées ou du Pardon annuel. Pliées en quatre, luisantes de beurre, parfumées à la vanille et au rhum, dorées à point, les vraies crêpes valent tous les gâteaux du monde. Qui n'y a pas goûté n'est pas en droit de porter un jugement.

    Les crêpes du vendredi, que nous allions manger, ma grand'mère et moi, atteignaient la perfection du genre.
- Combien en mangeras-tu ? interrogeait ma bonne Mémée. J'avançais un nombre que j'estimais énorme puisqu'il dépassait les possibilités de ma gourmandise :
- Douze !

    La douce aïeule disposait en rond, sur une assiette, des morceaux de beurre de la grosseur d'une noix et qui figuraient déjà les crêpes. Quoique la crêpière en fournît, nous emportions notre beurre. Grand'mère avait sur ce chapitre l'intransigeance d'une lady quant à la qualité du thé.
- C'est le beurre qui fait les bonnes crêpes, affirmait-elle.

    Chinove, chargée de notre ravitaillement hebdomadaire, connaissait l'exigence de madame Trégarec. Aussi, le mercredi, la servait-elle en priorité. Elle aurait éraflé de son ongle de pouce et goûté cent mottes pour lui procurer son beurre impeccable.
L'assiette enveloppée dans une serviette blanche, nous partions, mon aïeule me tenant par la main. Je sautillais de joie et je chantais : "Ah! les crê-pes. Ah! les crê-pes !"
- Tiens-toi et montre que tu es un grand garçon.

    Le bout d'homme que j'étais n'avait cure de sa tenue et de l'opinion des gens. Grand'mère, au contraire, se préoccupait de sa dignité. Toujours simplement vêtue, mais avec distinction, elle se tenait très droite et marchait à petits pas pressés décelant une extraordinaire vivacité.

    La crêpière habitait, hors de la ville, une petite chaumière en bordure de route. Nous nous engagions dans la rue Saint Gwenaël, pavée avec autant de méthode qu'une plage de galets.

    Sur le pas de la porte, madame Pinvidic, propriétaire du café d'Arvor, essuyait un verre avec frénésie. Tous les vendredis quand nous passions, elle essuyait un verre et paraissait chargée de surveiller la rue. Le buste penché en avant, le cou tendu, elle tournait la tête, alternativement à droite et à gauche.
- Beau temps ! n'est-ce pas madame Trégarec disait-elle lorsque nous parvenions à sa hauteur. Et elle ajoutait, d'un air futé, comme si le Saint-Esprit la comblait brusquement de ses lumières :
- Je crois que l'on va aux crêpes !

    Grand'mère, tenant avec précaution l'assiette aux morceaux de beurre, répondait avec affabilité, mais sans s'arrêter :
- C'est une fête pour le petit.
J'approuvais en sautillant et en chantant de plus belle.

    Sans ma hâte d'atteindre le but, nous nous serions attardés dix fois en chemin, car la rue était jalonnée par les habitations d'une parenté innombrable. La ville elle-même m'apparaissait uniquement peuplée d'oncles, de tantes, de cousins et de cousines qui, pour flatter l'amour-propre de la grand'mère, embrassaient le petit-fils en minaudant : "Comme il grandit !". Si j'avais le compte exact de leurs constatations je serais aujourd'hui le phénomène d'un cirque.

    A l'hôtel de la poste, madame Cougard, que j'appelais, sans en avoir jamais compris la raison " Tante Joséphine", nous stoppait d'autorité.
- Alors, petit Jean, tu vas manger des crêpes ?

    L'excellente femme, dont un des yeux observait l'ennemi, tandis que l'autre vaquait à ses occupations, m'embrassait aussi et me piquait les joues de son menton aux poils mal rasés. Elle me dédommageait de ce supplice en me soufflant à l'oreille :
- N'oublie pas, au retour, de venir me demander un verre de limonade.

    J'aurais abandonné toutes les boissons, tous les sirops, pour la limonade. La proposition de tante Joséphine ne tombait pas dans l'oreille d'un indifférent et chaque vendredi, après le repas de crêpes, j'entrais à l'hôtel de la poste boire d'un trait un verre d'eau pétillante et sucrée dont le gaz me sautait agréablement aux narines. J'ai renoncé, depuis, à cette prédilection pour la limonade et mes goûts ont incliné vers d'autres breuvages.

    Après les dernières maisons de la rue Saint Gwenaël venaient des tanneries dont les immenses séchoirs, en bois goudronnés, semblaient receler des mystères et répandaient une puissante odeur de tannin. Nous approchions. La chaumière était en vue. La fumée s'échevelait au dessus du toit. Des relents de pâte frite s'avançait à notre rencontre. L'odeur de la vertu, malgré les éloges qu'on en fait, ne vaut pas cette senteur là. Mon impatience se décuplait et, lâchant la main de Grand'mère, je galopais vers la délectation.

    La chaumière ne comportait qu'une unique pièce sous un plafond bas et noir, aux poutres apparentes. Une cloison, fixée contre le chambranle de la porte toujours ouverte pour accélérer le tirage de la cheminée, ménageait un recoin où s'installaient les clients. Je trouvais Soize, la crêpière, accroupie devant l'âtre luisant de suie. Deux énormes disques posés sur des trépieds, chauffaient dans les flammes.

    Près de Soize, sur le sol de terre battue, des bassines de lait et de pâte étaient disposées en demi-cercle. Une table ronde, entourée d'un banc circulaire peu confortable, occupait presque tout l'espace libre. De l'autre coté de la cheminée, le lit-clos, avec ses sculptures pieuses, son édredon rouge, sa courtepointe, brillait comme du cuivre frénétiquement astiqué.

    Soize détournait à peine la tête pour saluer les clients. Le temps, pour elle c'était des crêpes et elle brassait la pâte sans désemparer pour la verser en arc de cercle sur la plaque fumante et grasse. Puis, d'un geste rapide elle achevait de l'arrondir à l'aide d'un râteau de bois qui égalisait l'épaisseur de la crêpe dans un grésillement odorant.

    La dentelle jaunissait et se boursouflait. Alors la crêpière la décollait de la pointe d'un coutelas de buis et la projetait, en la retournant, sur la seconde tuile de fonte où friturait un morceau de beurre.

    Soize, ombre vivante sur les reflets rouges des feux, paraissait se livrer à quelque magie étrange, tandis que, nouveau banquet de Platon, les fidèles d'un culte païen, assis en rond devant leur assiette, attendaient l'instant solennel de la communion.

    La lumière venait autant du foyer que de l'extérieur, car des pots de géraniums réduisaient l'éclairage de la minuscule fenêtre. La pénombre baignait la chaumière. Des lueurs vacillaient sur les murs blanchis à la chaux, s'accrochaient aux visages, irisaient le cercle crémeux des bassines de pâte, clignotaient sur le vernis des assiettes et des bols. C'était une mirobolante féerie, un rite de légende dorée, une vision unique de fumée et de feu.

    Ma grand'mère déposait près de Soize, sur la pierre de l'âtre, son assiette aux noix de beurre et nous prenions place à la table ronde aux côtés d'autres habitués. Le cérémonial se déroulait, consacré par des termes coutumiers.
- Du lait doux ou du lait baratté vous aurez ?

    J'optais pour le lait doux que Soize me versait dans une lourde écuelle de faïence grossière que je ne pouvais soulever qu'à deux mains.

    Les préférences s'énonçaient :
- Pour moi, disait grand'mère, des crêpes kraz. C'est ainsi que l'on désigne les crêpes bien cuites et cassantes.
- Le petit les préfère molles.
- Avec beaucoup de sucre  précisais-je, car je ne perdais jamais une occasion d'affirmer mes goûts, lors même que l'on ne m'en priait pas.

    La crêpe, luisante de beurre, tombait dans mon assiette. Je la roulais à pleines mains et j'y mordais, selon l'habitude, en commençant par le bord dentelle, car j'aurais été cruellement vexé de m'entendre reprocher, comme le faisait parfois Colas pour me taquiner :
- Tu n'es pas breton. Tu ne sais pas manger les crêpes.

    Mordre dans le gros bout n'était pas une simple convention. C'est un effet de l'expérience. Le beurre et le sucre glissent vers la pointe, s'y accumulent et font que la dernière bouchée est, de toutes, la plus succulente. Tandis que j'écris, ma bouche s'emplit de salive et des frissons courent mes entrailles. Je me revois assis sur le banc circulaire, léchant avec méthode mes doigts graisseux. Il ne viendrait pas à l'esprit d'un Breton normalement constitué de manger des crêpes autrement qu'en les tenant à la main. Je prends en pitié les gens que je vois parfois, armés d'une fourchette et d'un couteau, couper leurs crêpes sur une assiette. Ils me font songer à ces touristes que j'ai vu à la plage avec des cols en Celluloïd. Ils gâchent leur bonheur, sans s'en douter.

    Ma fringale calmée par quelques crêpes classiques, j'abordais la fantaisie, c'est-à-dire les crêpes sur lesquelles Soize brisait un oeuf ou étendait de la gelée de groseilles. Ces spécialités n'avaient pas l'approbation de grand'mère qui estimait, contrairement à mes goûts, que les "mélanges sont mauvais pour l'estomac". Cependant, je passais de la crêpe au sucre à la crêpe à la confiture, du lait doux au lait aigre sans éprouver la moindre gène.

    Déjà, à cette époque, je manifestais une tendance à l'éclectisme.

    Cinq, six crêpes, car elles étaient grandes, suffisaient à me rassasier.
- Encore une ! proposait Soize.

    Mes yeux acquiesçaient, mais les soupirs que je lançais prouvaient éloquemment mon impuissance à battre mon propre record.

    Tandis que mon aïeule achevait son repas, je me traînais, comme un chat gonflé de lait, jusqu'au banc du lit-clos. Je surplombais l'âtre du regard et je suivais le travail de Soize, ses gestes précis, son adresse à culbuter les crêpes d'une "bilik" à l'autre (Note 4). Rien n'échappait à son attention. Elle surveillait à la fois les bûches enflammées et les assiettes de ses clients.

    Soize ne parlait que si elle estimait les mots nécessaires pour exprimer ce qu'elle avait à dire. Si le geste suffisait, elle se contentait du geste. Jamais elle ne se mêlait à la conversation des habitués. Lorsque ceux-ci l'interrogeaient elle paraissait abandonner un rêve. Ses petits yeux bleus, très enfoncés dans son visage, devenaient alors fixes, ses lèvres tremblaient comme celles d'un enfant pris en faute.

    Elle figurait la tristesse, le chagrin, la douleur et je me sentais mal à l'aise quand elle me regardait. Lui arrivait-il de sourire ? Je ne le pense pas. Et malgré mon peu de jugement et mon insouciance juvénile, je devinais que sa vie recelait un drame.
- Pourquoi Soize est-elle triste, Mémée ?
- C'est qu'elle travaille beaucoup ...
- Alors elle doit être riche ?
- Non, mon petit bonhomme, elle est très pauvre.

    Je ne comprenais pas. Ma logique ne parvenait pas à se satisfaire de ces réponses. Comment Soize pouvait-elle faire les meilleures crêpes du monde et n'être pas riche ? Sur le chemin du retour j'avançais une ou deux hypothèses, mais la limonade de tante Joséphine dissolvait ma compassion. Nous rentrions.

    Mme Pinvidic, sur le seuil du café d'Arvor, essuyait un verre et surveillait la rue.
- Combien de crêpes as-tu mangées, Jean ?
- Douze ! répondais-je invariablement, me caressant le ventre avec fierté.
- Douze ! répétait-elle, admirative. C'est un homme que vous avez là, Madame Trégarec !
- Oui, presqu'un homme, approuvait ma grand'mère sans ralentir le pas.

    Chaque dimanche ramenait la messe, les vêpres, la promenade au cimetière. Tous les mercredis le marché revivait avec son agitation et son tintamarre. Des sept jours de la semaine, c'était au vendredi, jour des crêpes qu'allait ma préférence.


S5  Oncle Corentin, mon parrain

                                                Il reste dans les champs et dans les grands vergers
                                                Comme un écho voisin des chansons de bergers.

                                                Théodore de Banville

    Dans le temple symbolique dressé en mon esprit à la mémoire des membres de ma famille partis pour l'éternité, il me plaît de me recueillir devant l'autel consacré à celui qui fut mon parrain.

    Corentin Queïnnec, rejet de vieille souche bretonne, avait épousé ma tante Louise, soeur de ma mère. Ce fut lui qui me tint sur les fonds baptismaux et distribua généreusement les dragées traditionnelles au jour de ma malencontreuse naissance.
Il me témoigna d'une grande affection.

    Si les filleuls héritaient à leur choix d'une des vertus de leurs parrains, j'aurais depuis longtemps opté pour sa bonté. Elle imprégnait sa vie et resplendissait sur son visage aux lignes pures. L'éclat de ses yeux était accentué par des sourcils noirs et épais. Son nez était fin et légèrement busqué. Il portait des moustaches dont il s'enorgueillait et qu'il tirait en pointe selon la mode de son époque.



    Son père avait été boucher. Il l'était aussi, sans doute pour établir péremptoirement que cette profession peut être compatible avec la bonté. J'ai connu d'autres bouchers, mais je n'ai jamais pu m'empêcher de penser que mon oncle Corentin appartenait à une autre classe plus distinguée que la leur.

    Il habitait au bas de la grand place, à vingt pas de l'église, une maison confortable que l'on apercevait de la chambre de ma grand'mère à travers les voûtes des halles. La boucherie, avec ses grandes glaces et sa devanture peinte en rouge-sang tenait toute sa façade au rez-de-chaussée. Malgré sa destination, ce magasin était plaisant. La lumière y pénétrait aussi intensément que le son des cloches, en branle à tout moment sous les cent prétextes de la vie chrétienne d'une paroisse. J'aimais autant à m'y retrouver aux heures d'affluence, quand la clientèle entourait l'étal, que dans le silence des après-midi. Le mouvement de la rue, avec ses cortèges de baptêmes, mariages et enterrements, ses distractions renouvelées, ne manquait pas de pittoresque.

    Ma prédilection pour la boucherie était partagée par toute la famille Trégarec dont elle constituait le lieu géométrique. Chacun y venait ; non seulement par nécessité alimentaire, mais attiré par la rayonnante affabilité de ma tante Louise et la jovialité de mon parrain. Les joies et les chagrins de la famille avaient leur écho dans cette accueillante maison où les sentiments se condensaient pour le bonheur de tous.

    Louise et Corentin avaient leur franc-parler pour servir aux uns et aux autres leurs vérités. Paul Trégarec lui-même ne dédaignait pas leur hospitalité quand il était assuré de l'absence de ma grand'mère. Mon parrain et ma tante lui administrait de sévères leçons d'humilité qu'il acceptait de bonne grâce, car il appréciait leur ardeur au travail et leur spontanéité joyeuse.

    Ma bonne mémé aimait son gendre. Je le rapporte puisque c'est à la fois un éloge de mon aïeule et de mon parrain. Elle l'aimait sans doute pour la gaieté qu'il répandait autour de lui ; peut-être aussi pour les égards qu'il avait pour elle et que n'ont pas toujours les gendres, mais certainement pour l'affection qu'il me portait et les gentillesses dont il me comblait et auxquelles elle était plus sensible que moi-même.

    Je ne me souviens pas que mon parrain m'ait jamais rabroué et cependant, connaissant mon caractère, tant par les reproches qui m'ont été faits que par des examens de conscience dénués d'amour-propre, j'ai dû mettre à l'épreuve, bien souvent, ses trésors de patience. Mais il aimait les enfants et savait les amuser en s'amusant lui-même, ce qui est un art difficile à pratiquer.
Parfois, j'arrivais quand à l'étal il débitait la viande, entouré de dix clientes exigeantes, qui, toutes, voulaient le morceau déjà vendu. Tout autre que lui m'eut renvoyé à mes jeux. Il m'accueillait, au contraire, avec bonne humeur et m'invitait aussitôt à la besogne :
- Je t'attendais. J'avais besoin de ton aide.

    J'empoignais à deux mains la viande, persuadé que je l'aidais vraiment. L'hygiène y perdait ses droits ; mais en ce temps, la clientèle s'intéressait plus à la qualité de la marchandise et à son prix qu'aux soins apporté à sa présentation ou à sa manipulation. La tenue de toile blanche du boucher suffisait à satisfaire les principes d'hygiène.

    Mon parrain m'appelait "son premier commis". Ce titre fut une de mes premières fiertés. Il me valait une place dans le cabriolet qui assurait la liaison entre l'abattoir et la boucherie. Ce cabriolet était tiré par Tempête, un petit cheval demi-sang, nerveux, aux pattes fines, à la longue queue de crin soyeux. Tempête était le type du cheval de boucher. Au repos, il avait des caprices, comme un enfant, mais il n'avait pas son semblable pour la vitesse et l'endurance au cours des randonnées. Attachée devant le magasin, l'excellente bête acceptait de patienter un temps raisonnable, mais si l'attente se prolongeait elle hennissait et frappait du sabot sur le pavé. Mon oncle Corentin me disait alors :
- Tempête t'appelle. Porte-lui une croûte de pain.

    Le cheval me connaissait. A mon approche il tournait la tête et de ses lèvres frémissantes happait avidement le pain que je lui présentais dans le creux de la main. Il consentait à patienter encore, chassant à grands frissons les mouches qui lui taquinaient les flancs. Un moment plus tard, il reprenait son manège, sachant que cette fois il recevrait un morceau de sucre. Lorsque nous montions dans le cabriolet pour prendre la route, Tempête secouait son encolure pour faire tinter son collier de grelots, ce qui était sa manière de manifester son contentement.

    Je commettrais une injustice si, après avoir présenté Tempête, j'omettais Prince, cet autre ami. C'était un fox à poils ras de race mal définie, auquel, selon l'expression populaire, il ne manquait que la parole pour affirmer son intelligence. Ses attitudes cocasses mettaient son maître en gaieté. Quand Prince penchait la tête, une oreille à demi dressée, une tâche noire sur l'oeil, tel un monocle, mon parrain inclinait à penser que les chiens sont plus amusants que les hommes.
La petite bête semblait l'interroger :
- Viens-tu ?

    Et si mon oncle faisait mine de sortir, elle bondissait en jappant devant lui et sautait dans le cabriolet. Prince participait à toutes les sorties. Il se plaçait sur le siège, entre son maître et moi et, de son bruyant langage, encourageait Tempête à accélerer son trot.

    Si j'évoque Tempête et Prince, c'est qu'ils sont inséparables des souvenirs que m'ont laissé les tournées dans la campagne à l'occasion desquelles mon oncle effectuait ses achats de bétail.

    J'avais, ces jours là, une exacte conscience de mon importance. Dans les fermes où nous nous arrêtions, je faisais valoir ma prestance en me tenant bien droit.
- "C'est mon filleul", disait mon oncle, avec une nuance de tendresse qui ne m'échappait pas. Je jouais mon rôle de premier commis en caressant les veaux et les moutons ou en mangeant du lard, ou en buvant du cidre comme il se doit entre bons Bretons. Je m'empiffrais tant de cochonnaille, de crêpes, de pain de seigle et de beurre que je rentrais de la tournée repu comme un roi nègre après ripaille et refusais de dîner.

    Ma Mémée qui attendait le retour de l'équipage s'étonnait de ma mine congestionnée et reprochait à mon parrain son insouciance. Le brave homme en riait et se défendait en me poussant à affirmer publiquement ma satisfaction. Sûr de ma fidélité, il m'interpellait :
- Demain, je vais encore en route, viendras-tu ?

    C'était offrir la lumière à un aveugle. J'acceptais l'offre avec un empressement non équivoque, me persuadant que le métier de boucher était le plus séduisant qui s'offrait aux hommes puisqu'il leur procurait à satiété le meilleur pain du monde, des crêpes, du cidre, de la saucisse et quantité d'autres mets qui m'amènent encore l'eau à la bouche.

    En vérité, je n'ai pas tellement varié dans mon opinion depuis cette époque bénie et, sans recourir à de subtiles déductions, je persiste à croire que le bon métier est celui qui, selon l'expression de Rabelais, satisfait la tripe. Que les pharisiens se voilent la face ; mais j'imagine que les hommes aux mains calleuses se réjouiraient de l'avènement d'une ère qui présiderait à la répartition des joies de la table au prorata des appétits.

    Si je n'y veillais, les détours philosophiques m'entraîneraient hors de ma route et me feraient oublier mon but qui n'est pas de recréer le monde, mais de présenter les héros d'une intrigue ensevelie sous l'humus des années.

    Mon oncle Corentin alliait l'imperturbable sérieux de Don Quichotte à la ruse de Sancho. C'est assez dire qu'il avait l'esprit humoristique. Il usait du paradoxe pour jouir de l'indignation de ceux qui se laissaient prendre à son jeu. La méchanceté était exclue de ses propos et son ironie ne blessait pas. Prenant le contre-pied des conventions sur lesquelles reposent la Société, l'Eglise, la Patrie et autres mythes sonores, il choquait les gens qui le connaissaient peu et passait pour original aux yeux des brebis bêlantes.

    Il possédait un petit cercle d'amis, comme lui bon-vivants, toujours disposés à vider une bouteille en discutaillant de futilités ou de politique. Parmi eux figurait l'abbé Le Flem, vicaire à cheveux blancs qui attendait, à cinquante ans, que Monseigneur daignât le nommer recteur d'une paroisse. Il n'avait d'autre ambition qu'un presbytère flanqué d'un jardin à l'ombre d'une vieille église aux pierres patinées dans laquelle il prêcherait le dimanche la parole du Christ à une population de marins et de paysans robustes. Mais en terre des prêtres, l'avancement n'est pas rapide et son zèle de pêcheur d'hommes s'était singulièrement refroidi depuis le jour de son ordination. A cinquante ans, la fougue apaisée, le sectarisme émoussé, son esprit reprenait une liberté depuis longtemps écartée. Le flot de foi le portait encore, bien sûr, mais selon son expression, il se contentait de "faire la planche".

    Lorsque, du seuil de la boucherie, mon oncle apercevait l'abbé Le Flem descendant les marches de l'église, il lissait sa moustache. Ce signe qui, sans être convenu, était une invite, amenait un sourire sur le visage du prêtre, prêt au cordial accrochage.
- On trinque ? interrogeait mon parrain
- Et vous direz ensuite, rétorquait Monsieur Le Flem, que je passe d'une boutique à l'autre. Mais oui ! On trinque. Tout considéré, on boit mieux dans votre boutique que dans la mienne.

    Ils se retiraient dans la salle à manger en se donnant des bourrades dans le dos. La bouteille les attendait sur la table. Le bouchon sautait et le verre de cidre en main, les deux amis s'affrontaient.
- Admettez-le, disait mon parrain, il y a plus de philosophie dans ce verre qu'il n'y en a dans vos livres et vos prêches !
- N'exagérez pas, Corentin, protestait l'abbé qui mordait à coup sûr à l'hameçon. La discussion s'engageait sur le terrain scabreux de la religion. Mon oncle avait fait ses études au petit séminaire et sa vaste mémoire, qui l'incitait à recourir aux textes, lui permettait de soutenir la controverse, d'opposer des arguments et d'embarrasser le prêtre. Il citait la Bible, ce qui ne manquait jamais d'exaspérer son adversaire.
- La Bible ! La Bible ! Vous n'avez pas le droit, Corentin, en tant que catholique, de lire la Bible. Vous ne pouvez vous référer qu'à l'Evangile.

    A quoi mon parrain répliquait malicieusement :
- Pourquoi l'Evangile diffère-t-il du Nouveau Testament puisque tous deux sont traduits des mêmes textes grecs ou hébreux ?
- Mais ils ne diffèrent pas ! avouait candidement le vicaire.
- Alors pourquoi voulez-vous que je renonce à la lecture de la Bible !

    La dessus, la porte s'ouvrait et ma tante introduisait un troisième larron en la personne de Monsieur Grall, le pharmacien de la rue Neuve. Rond comme une dame-jeanne, des jambes courtes, le nez resplendissant, tel une enseigne fraîchement repeinte, Monsieur Grall paraissait être doté d'un flair de chien d'arrêt. Il arrivait toujours quand une bouteille se vidait.
- Je m'en doutais, disait-il en entrant. Et sans plus de façon prenait un siège.
- C'est bien cela, Monsieur Le Flem, je vous surprends encore le verre en main.

Mon parrain surenchérissait :
- Eh ! oui ; alcoolique et breton toujours !

    Le pharmacien professait des théories régionalistes, voire autonomistes. Pour lui, la Bretagne seule comptait, et il bafouait la France avec une outrecuidance qui, pour sincère qu'elle fut, mettait ses partenaires en méfiance.
- Savez-vous, Monsieur Le Flem, de quelle langue usaient Adam et Eve au paradis terrestre ?

    Prudent, l'abbé bredouillait et s'excusait du silence des écritures sur ce point d'exégèse.
- Ils parlaient le breton, affirmait avec force le pharmacien.
- Que vous apprend-on au grand séminaire ? insinuait mon oncle.
- N'abusez pas, suppliait le vicaire.

    Le docteur Tossoul, autre habitué de la maison, entrait à point nommé pour sauver l'abbé Le Flem de la déroute. Il aimait, entre deux visites à ses malades, à s'arrêter à la boucherie pour s'enquérir des potins de la ville.
- Vous arrivez à temps, déclarait Monsieur Grall, la bouteille est vide.
- Est-ce à dire que j'arrive trop tard ?
-  Non ! Je dis ce que je dis. En votre honneur Corentin débouchera une seconde bouteille.
- Farceur ! Il me faut constater que je ne vous rencontre jamais que devant un verre plein. Aussi bien l'abbé que vous. Cela vous jouera un mauvais tour !
- Ne me racontez pas d'histoires. Gardez-les pour les clients sérieux, ceux qui paient. On m'a toujours appris, plaisantait le pharmacien, qu'il n'y a que le foie qui sauve. Est-ce vrai Monsieur Le Flem ? Eh ! bien, je soigne mon foie.

    Tous, y compris le vicaire, riaient de cette vieille plaisanterie. Monsieur Grall renouait le fil de ses idées.
- Lorsque vous êtes entré, Tossoul, j'apprenais à l'abbé un point de science religieuse de la plus haute importance et qu'il ignorait, évidemment, à savoir que le breton était la langue employée au paradis terrestre.
- Boniment cela ?
- C'est ainsi. Adam et Eve usaient du même langage que nous. Leurs noms l'indiquent. Lorsque Adam mangea la pomme, un morceau lui en demeura dans le gosier. Vous savez cela ... La pomme d'Adam bien sûr ! Le pauvre homme étouffait. Eve, inquiète, lui demanda :
- Que t'arrive -t-il ?
- Montrant du doigt sa gorge, il réussit à prononcer : "Eun tall ! "  "Un morceau ! " De là son nom "Adam" ! Eve, qui était une femme avisée et qui avait des notions médicales conseilla son époux : "Eve ! " - "Bois ! " Est-ce clair ?

    Le vicaire, repoussant sa barrette sur ses cheveux argentés, riait de bon coeur.
- J'aurais dû m'en douter ! Monsieur Grall a toujours de bonnes histoires !

    Mon oncle emplissait les verres en interpellant le médecin :
- Toujours beaucoup de malades, docteur ?
- Grâce à Dieu ! oui. Tiens, je viens de voir Paul Trégarec. Ca ne va pas. Je suis inquiet. Gangrène. Amputation. A son âge, c'est mauvais. Je n'ai pas caché le danger et je crains fort, l'abbé, que ce ne soit vous qui ayez bientôt à vous en occuper.
- Moi ? s'étonna humblement le vicaire. Non, pas moi assurément. Je ne suis que le prêtre des gueux. Paul Trégarec est un client pour Monsieur le curé.

Notes


1 Méné est le mot breton qui désigne une montagne. Exemple : le Méné-Bré.

2 Génèse IX 20-27.
"Noé, homme du sol, commença à planter une vigne. Il but du vin, s'énivra et se dénuda au milieu de sa tente. Cham, père de Canaan, vit la nudité de son père et en fit part à ses deux frères au-dehors. Sem et Japhet prirent un manteau et le mirent, à eux-deux, sur leur épaule, puis marchèrent à reculons et couvrirent la nudité de leur père. Leur visage étant tourné en arrière, ils ne virent pas la nudité de leur père. Noé s'éveilla de son vin et apprit ce que lui avait fait son plus jeune fils. Il dit "Maudit soit Canaan ! Il sera pour ses frères l'esclave des esclaves !" Puis il dit "Béni soit Iahvé, le Dieu de Sem, et que Cannan lui soit  esclave ! Qu'Elohim dilate Japhet et qu'il habite dans les tentes de Sem ! Que Canaan leur soit esclave !"

3 Sans doute est-il bon de rappeler aux plus jeunes que les femmes n'ont eu en France le droit de vote qu'en 1944 ...

4 La bilik est la plaque de fonte ronde chauffée par en dessous sur laquelle cuit la crèpe. On utilise toujours deux bilik cote à cote.

5 brenique pour bernique, patelle.
Déformation analogue à bourrouette pour brouette.

6 extrémisé, pour donner l'extrême-onction, le sacrement des malades et des mourants.


7 patenotre pour Pater noster

8 Epitre aux Romains, XI, 33-34.
"O profondeur de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu ! Qu'insondables sont ses jugements et indéchiffrables ses chemins ! Car qui a connu la pensée du Seigneur ou qui a été son conseiller ?"


9 Isaïe XXXVIII. ?

10 Cantique des cantiques. II 12.

Les fleurs sont apparues dans le pays, le temps de la chanson est arrivé et la voix de la tourterelle a été entendue dans notre pays,


11 Cantique des cantiques. II 14.

ma colombe, dans les fentes du rocher, dans le secret du raidillon, fais moi voir ton visage, fais moi entendre ta voix, car ta voix est douce et ton visage est beau.


Le manuscrit

    Le manuscrit se présente sous 4 versions, dans l'ordre :

1)  Quelques chapitres et notes sur des enveloppes bleues dépliées, au dos de fragments de cartes d'état major et sur des papiers à entête de la prison de Rennes. Ceux sont les documents originaux les plus anciens. Ces textes ont été écrits en 1943-1944, quan André Rouault était emprisonné par la Gestapo, suite à la dénonciation de son ancien employeur.

Début du chapitre D11 sur une enveloppe dépliée

2)  Un registre à pages numérotées (Chapitres D1 à D8, S1 à S5).
Début du chapitre D1 sur le registre à pages numérotées.

3)  Un cahier d'écolier Le bolide (Chapitre D1).
Début du chapitre D1 sur un cahier d'écolier.

4)  Des feuilles tapées à la machine (Chapitres D1 et D2).
Début du chapitre D1 tapé à la machine.

Dans la mesure du possible, la version la plus récente (ou jugée comme telle) a été retenue.


Ordre et numérotation des chapitres

    Le texte manuscript de la version 2 présente les 13 premiers chapitres dans l'ordre. Il suffisait de poursuivre la numérotation des chapitres ainsi initiée.

    Les derniers chapitres ont été reconstitués à partir des documents de la version 1, dans l'ordre, toujours discutable, qui m'a paru le plus logique avec l'ensemble de l'ouvrage.

    Il demeure encore des fragments manuscrits non exploités. Il peut s'agir d'anciennes versions très altérées des 16 chapitres publiés ou alors d'éléments isolés de chapitres supplémentaires. Voilà un peu de grain à moudre pour les générations futures ...

    Dans la première publication de ce texte sur Internet, les 16 chapitres ont été numérotés de I à XVI. Dans cette révision, les récit a été regroupé en deux séries, la première numérotée de D1 à D11 (Un drame familial à Landivisiau) et la seconde de S1 à S5 (Souvenirs de Landivisiau)

Ancienne numérotation
Nouvelle numérotation
Un drame familial à Landivisiau
I
D1
Ma bonne ville et ma bonne Grand'mère
II
D2
Le colporteur et ses deux fils
III
D3
Le magasin de nouveautés
IV
D4
Le premier échec de Paul Trégarec
V
D5
Tante Marguerite
IX
D6
Le second échec de Paul Trégarec
X
D7
Le caveau de famille
XIII
D8
L'agonie de Paul Trégarec
XIV
D9
Intercession ecclesiastique
XV
D10
L'audience du tribunal divin
XVI
D11
Embarquement pour la Bretagne céleste

Ancienne numérotation
Nouvelle numérotation
Souvenirs de Landivisiau
VI
S1
Les Rolland
VII
S2
La mère supérieure
VIII
S3
La boulangère de la rue neuve
XI
S4
Le jour des crèpes
XII
S5
Oncle Corentin, mon parrain

Titre de l'ouvrage

    Tel qu'il m'a été transmis, ce texte n'avait pas de titre. Fallait-il le laisser sans titre ? Sachant que la Nature, qui comprend en particulier les Editeurs, les Bibliothèques et les Gens de lettres, a horreur du vide, j'ai préféré passer moi-même ce texte sur les fonds baptismaux, plutôt que d'autres le fassent avec sans doute moins de bonheur à mes place et insu.

    Dans les années 1925-1933, quand il habitait La Garenne-Colombes (Hauts de Seine), André Rouault a participé à la création du pardon des bretons de banlieue et d'une revue intitulée Chronique bretonne. De la forme de ce titre, dont il est vraisemblablement l'un des pères naturels, j'ai construit Chroniques landivisiennes, titre qui m'a semblé bien représenter ce texte qui rassemble non seulement des souvenirs personnels, mais aussi l'histoire d'une famille et d'une ville bretonne.


Clé de chroniques landivisiennes, par Jacques-Deric Rouault

     Dans son récit autobiographique Chroniques Landivisiennes, André Rouault  a jugé bon de modifier les noms et prénoms des protagonistes. C'est donc qu'il pensait publier son texte sous une forme ou une autre, et/ou que ses cousins pourraient un jour lire ce texte. Je n'ai pas jugé utile de modifier le texte original pour rétablir les noms authentiques.

    Aujourd'hui, tous sont décédés depuis longtemps, aussi ai-je pris la responsabilité de faire figurer
dans ce document annexe la clé établissant la correspondance entre les noms du texte et les noms réels. D'ailleurs, il n'y a aucune difficulté à consulter l'état civil pour reconstituer l'arbre généalogique authentique à partir des actes ou mon grand père apparait.

    La rancoeur de la grand-mère de mon grand-père était uniquement dirigée à l'encontre de son beau-frère, et elle ne nourrissait aucune animosité particulière envers son épouse ou ses trois fils. J'espère que le récit est clair à ce sujet et que mes lointains cousins ne me tiendront pas rancune de mettre sur la place publique ce récit qui accuse leur ancêtre.

    A l'analyse, il apparaît cependant que mon grand père, en relatant ses souvenirs, n'a pas exactement respecté les faits dans leur totale exactitude ou chronologie. Peut-être sa mémoire était-elle défaillante, mais, le connaissant comme je l'ai connu, j'inciterai à penser qu'en bon journaliste, il ait préféré arranger la réalité pour dramatiser davantage le récit et rajouter encore plus de melo !

    En conséquence, ces informations parcelaires sont à prendre avec réserve et nécessitent dans le futur un contrôle précis aux archives municipales de Landivisiau et départementales du Finistère.

La ville

    Dans le chapitre D1, il est écrit que la ville bretonne oû se passe le drame est une petite ville qui a ses rues pavées, son champ de foire, ses halles monumentales, son église (belle parmi tant de belles églises), sa mairie et, qu'il vous plaise ou non, deux gares : la grande et la petite. Une ville qui a même sa gendarmerie puisque dans la hiérarchie des communes elle se hisse à l'échelon des chefs-lieux de canton. Cette ville est entourée de landes où galopent des chevaux d'une race incomparable, d'une stature universellement réputée et que convoitent les amateurs des plus lointaines nations. Nous avons là une description de Landivisiau, la capitale du cheval breton.



La famille Trégarec

     L'auteur du récit, André Célestin Casimir Rouault, se nomme Jean dans le récit. Sa mère, Emma Tréanton était la fille de Casimir Tréanton et de Pauline Le Bras. Son parrain était Célestin Kerdiles, boucher à Landivisiau. Le vrai nom des Trégarec est donc Tréanton.

    L'ancêtre de cette lignée, le colporteur du chapitre D2 Corentin Trégarec s'appelait en réalité Joseph Tréanton. Il est né en 1807 et s'est éteint en 1867. Avec son épouse Jeanne Brionne, il a eu 2 garçons : Armand et Casimir, et deux filles Louise et Catherine.

Casimir Tréanton (= Jean Trégatrec Chapitre D2) né en 1848 ou 1850 s'est marié avec Pauline Le Bras (= Anne Le Goff, la grand mère l'auteur Chapitre D1 D2, D7, D8, D10, D16) et a eu 3 filles : Pauline, Jeanne et Emma. Il m'a été rapporté que, contrairement au récit (Chapitre II), Casimir se serait suicidé (par pendaison) à l'âge de 34 ans en se voyant dépossédé par son frère.

Jeanne Tréanton (= Louise Ch
apitres D3, D5, D8, S5) s'est mariée avec Célestin Kerdiles (= Corentin Queinnec Chapitres XII, XIV), boucher à Landivisiau et parrain de l'auteur, et a eu deux enfants : un fils mort à 9 mois et Jeanne (= Cécile Chapitres VII, XIII). Elle s'est éteinte en 1956 à l'age de 84 ans. Jeanne Kerdiles, née en 1897 (plus agée de moi de trois ans : chapitre S1) , s'est mariée à Alfred Meudic, médecin à Saint Pol de Léon et a eu 4 fils : Jean, Paul, Jacques et André.

Pauline
Tréanton (= Marthe Chapitres D3, D5) s'est mariée le 28 juillet 1896 à Landivisiau avec Charles Gueguen. Elle est décédée à Brest le 11 janvier 1961. Elle a eu en 1897 un fils, Charles (surnommé Charlot - voir chapitres S1, D8). Sans l'avis de son mari, elle a acheté et créé le bazard populaire, rue de Siam à Brest. Son fils Charles a eu une fille, Paulette, mariée à Maurice Quiniou.

Emma
Tréanton (Francine Emma pour l'état civil = Marie Chapitres D3, D5) est née en 1876 à Landivisiau et décédée en 1956 à Morlaix. Elle a eu avec Paul Rouault 3 enfants : Paule (née en 1898 et décédée à l'age de 7 ans), André, le rédacteur du récit (= Jean) (né en 1900 et décédé à Pornic en 1988) et Paul (né en 1907 et décédé à Pornic en 1996). Au chapitre S1, Paule, l'ainée, vit chez ses parents, alors que le cadet, André, est initialement placé chez une nourrice avant d'être repris par sa grand'mère.

Armand Tréanton (= Paul TREGAREC Chapitre D2, D4, D5, D6, D7) est né en 1846 et est décédé le en 1914 à l'age de 68 ans. Il s'est marié avec Jeanne Paul (= tante Marguerite Chapitre D5) décédée en 1911 à 71 ans. Ils auraient eu quatre enfants :  Léon (1866-1936), Basile (1868-1928), Armand (1870-?) et Joseph (1870-1900).

Dans le récit, seuls apparaitraient les trois fils de Basile : Paul
(1895-1978), Auguste (1897-1933), Maurice (1900-1933).

Pierre Trégarec (= Paul Tréanton ?) édifia une prétentieuse bâtisse de style bâtard, traça des allées et des pelouses et planta de multiples essences d'arbres qu'il fit venir à grands frais. Devant son domaine, en bordure de la route, il dressa une longue grille en fer forgé, avec porte monumentale, [...] Il eut un fils qu'il prénomma Pierre comme lui.
(Chapitre S1).

Jacques Trégarec (= Auguste Tréanton ? Chapitres D7, D8) et sa femme Jeanne avait leur maison place au beurre, avec une servante nommée Françoise (Chapitre S1)

Maurice Trégarec (= Maurice Tréanton ? Le prénom aurait été conservé !) (Chapitres S1, D8).
  

Les autres personnes

Mayvonne,  la nourrice (Chapitre S1), est la mère du curé de l'ile de Sein, frère de lait d'André Rouault, qui, après l'invasion de la France en 1940, envoya les hommes de l'ile continuer à se battre par delà la Manche. Son mari est Fanch Bodélès, forgeron (Chapitre S1). Ils eurent également une fille, Louise Bodélès (Chapitre S1).

Marie Cam est la jeune bonne employée pour veiller sur l'auteur (Chapitres S1, D8, D9, D10)

Il ne semble pas que les noms des voisins Joséphine, Marie, Geneviève (surnommée Chinove, qu'on retrouve au chapitre S4) et Colas Rolland aient été modifiées. La photographie montrant le magasin des Rolland indique Peinture Vitrerie. (Chapitres S1, D8, D9, D10)

Chân-ar-Maout : une paroissienne de Landivisiau (Chapitre S1). (traduction littérale : ? maout signifie mouton)
Auguste Pindivic et Joseph Guillou : deux paroissiens de Landivisiau, qui habitent l'un à coté de l'autre (Chapitre S1).

La mère supérieure, soeur Philomène, soeur Marthe, Soeur Saint Jean de la communauté locale des religieuses du Saint-Esprit
.(Chapitre S2).

La famille Merrer : le père Jean-Louis, la mère Jeanne-Marie, le fils Petit Pierre (Chapitre S3).

Maryvonne Le Bihan, propriétaire de l'hotel du cheval blanc (Chapitre S3)

Madame Pindivic, propriétaire du café d'Armor, rue Saint Gwenaël ? (Chapitre S4)

Madame Cougard, à l'hotel de la poste (Chapitre S4)

Le maire de l'époque est Maitre Coroller, notaire (Chapitres D4, D6, D7). Son épouse se nomme Marie-Louise (Chapitre S3).

Membres du conseil municipal : Célestin Larvor boucher, Polyte Guillou marchand de toile (Chapitres D4, D6)

Soize Congard, qui allait dans les rue, agitant "ar c'hloc'hig an Ankou", la clochette de la mort, et criait les noms des trépassés avant d'inviter la population à prier Dieu pour le repos de leurs âmes (Chapitre D6)

Soize, qui tient la créperie, en dehors de la ville, après la tannerie (Chapitre S4).

L'abbé Guiwarch (Chapitre D6, D9).

Les amis de l'oncle Corentin : l'abbé Le Flem, Monsieur Grall, le pharmacien de la rue Neuve, le docteur Tossoul (Chapitre S5).

Madame Bodiou, cliente du magasin de nouveautés (Chapitre D8)

Jancé Kongard, qui tient un magasin de jouets "La poupée bretonne" (Chapitre D9)

Ces informations parcellaires sont à prendre avec réserve et nécessitent dans le futur un contrôle précis aux archives municipales de Landivisiau et départementales du Finistère.


Les noms de lieux

A priori, je considère que les noms de lieux ont été conservés. A comparer avec un plan du Landivisiau de l'époque ...

La maison de la grand mère, datant de 1725, donne à la fois sur la rue des Halles et de la rue Kervanous, à une maison du coin (Chapitre D1, D8). Cette maison fait face aux halles (Chapitre D3). Elle touche d'un coté l'immeuble neuf de l'épicerie Guillerm (Chapitre D3, D8). De l'autre coté, elle touche la maison des Rolland (Chapitre S1).

Etude des 3 filles au couvent Saint François (Chapitre D3)

Les établissements Trégarec jouxtent le champ de foire (Chapitre D4)

La rue neuve, qui commence par la boulangerie Merrer (Chapitre S3), la pharmacie de monsieur Grall (Chapitre S5)

La rue Saint Gwenaël, qui mène hors de la ville, avec le café d'Armor, l'hotel de la poste (Chapitre S4). Ensuite les tanneries puis la créperie de Soize.

La boucherie de l'oncle Corentin, au bas de la grand place, à vingt pas de l'église (Chapitre S5)


Essai de chronologie

J'ai beaucoup de mal à faire coincider la chronologie officielle et le récit de mon grand père. Une étude précise des actes d'état civil reste à faire.

J'indique ici les dates et filiations dont je suis (à peu près) sûr.

1846      Naissance à Landivisiau de Pauline Le Bras, la grand mère du narrateur.     
1848?    Naissance de Casimir Tréanton, fils de Armand Tréanton et de Jeanne Paul

1870?     Mariage de Casimir Tréanton et de Pauline Le Bras
1872      Naissance à Landivisiau de Jeanne, fille de Casimir Tréanton et de Pauline Le Bras.
1874?    Naissance à Landivisiau de Pauline, fille de Casimir Tréanton et de Pauline Le Bras.
1876      Naissance à Landivisiau de Emma, fille de Casimir Tréanton et de Pauline Le Bras.

1884      Décès à Landivisiau de Casimir Tréanton à l'age de 34 ans. Ses filles ont 8, 10 et 12 ans.

1897?    Mariage de Paul Rouault et de Emma Tréanton. Il n'est pas certain que les 3 soeurs se marièrent le même jour (Chapitre D3).

1900      Naissance à Landivisiau de André Rouault, le narrateur, fils de Paul Rouault et de Emma Tréanton

1924      Décès à Landivisiau de Pauline Le Bras, la grand mère du narrateur.     

1940-1944   Rédaction du texte par André Rouault

1988      Décès à Pornic (44) de André Rouault, le narrateur

Commentaire, par Jean-René Tréanton

      Il y avait deux frères Tréanton : Armand l'ainé, né en 1843 et le cadet Casimir, né en 1850.

    Armand était un brasseur d'affaires de grande valeur, alors que Casimir, dans les recensements landivisiens est toujours qualifié de "mécanicien" (ouvier ?).

    Le premier fait fortune, le second végète. D'où la rancoeur de son épouse (Pauline Le Bras), devenue veuve très jeune avec trois filles à marier, et sa jalousie à l'égard d'Armand à qui tout réussit.

    Je suppose que André Rouault rapporte tout ce que sa grand'mère Pauline Le Bras (avec ses trois filles) a pu lui raconter de perfide contre la réussite des Trégarec (quatre fils et fortune).

    L'affaire Tréanton fut fondée en 1848 par Joseph (qui à ses débuts exerçait le métier de tailleur), dopée par Armand (mort en 1914), gérée à partir de 1920 par les trois cousins Jean, Auguste et Maurice (Entreprise JAM tréanton). A la mort de Auguste et de Maurice en 1934, l'affaire continue sous la direction de Jean Tréanton et de Gabriel Queinnec (mari de Anne Tréanton). La société a été vendue en 1972 à des intérets nantais qui ont fait faillite 20 ans plus tard.

Jean-René Tréanton


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